Выбрать главу

Pooh-Bah tourna la première page, la posa sur le dos de la liasse et se mit à parcourir la seconde – un peu plus rapidement que la précédente.

« Je t’ai préparé un n°6, » insista Fay, « et une cape pour les épaules. Tu ne te feras pas remarquer le moins du monde. » Il suivit la direction du regard de Gusterson. « Fascinant, ce mécanisme, n’est-ce pas ? Bien sûr, quatorze kilos c’est un peu lourd, mais il faut se souvenir que ce n’est qu’une étape vers le n°7 ou 8, impondérable. »

Pooh-Bah termina la page deux et commença la page trois.

— « Mais je voulais que tu lises personnellement ce mémorandum, » dit Gusterson rêveusement, les yeux écarquillés.

— « Pooh-Bah s’en tirera mieux que moi, » assura Fay. « Il en extraira la substance sans négliger le détail. »

— « Mais, tonnerre de sort, c’est lui que cela concerne entièrement, » dit Gusterson avec un peu plus d’énergie. « Comment voudrais-tu qu’il se montre objectif ? »

— « Il s’en tirera mieux que moi, » réitéra Fay, « et il fera preuve d’une objectivité plus totale. Pooh-Bah est construit pour donner le maximum de précision. Cesse de t’inquiéter à ce sujet. C’est une machine sans passion et non un être humain faillible, émotionnellement instable, égaré par le feu follet de la conscience. Second point : le service de la Miniaturisation est impressionné par ta contribution au pense-bête et se propose de t’engager en qualité de conseiller titulaire avec émoluments, une boîte à penser aussi vaste que la mienne, habitation familiale à l’avenant. C’est pour toi un extraordinaire début de carrière. Je crois que tu serais stupide de…»

Il s’interrompit, leva la main pour réclamer le silence, et ses yeux prirent une expression attentive. Pooh-Bah avait terminé la page six et demeurait immobile, la liasse entre les griffes. Au bout de dix secondes, le visage de Fay se fendit en un large sourire forcé. Il se leva, réprimant un rictus, et tendit la main. « Gussy, » dit-il à haute voix, « je suis heureux de t’informer que les craintes que tu manifestais à l’endroit du pense-bête sont entièrement injustifiées. Je t’en donne ma parole. Le compte rendu que Pooh-Bah vient de m’en faire le prouve. »

— « Écoute, » dit Gusterson solennellement. « Je ne te demande qu’une chose, pour faire plaisir à un vieil ami. Mais j’y tiens. Lis toi-même ce mémorandum. »

— « Je n’y manquerai pas, Gussy, » poursuivit Fay du même ton pétulant. « Je le lirai…» (il eut un rictus et son sourire disparut) « un peu plus tard. »

— « Bien sûr, » dit Gusterson d’une voix neutre en portant la main à son estomac. « Et maintenant, Fay, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais rentrer chez moi. Je me sens un peu souffrant. C’est peut-être l’ozone et les autres additifs mélangés à l’air de vos abris qui sont trop entêtants pour moi. »

— « Voyons, Gussy, tu viens à peine d’arriver. Tu n’as même pas pris le temps de t’asseoir. Prends un autre Martini… Une pastille de seltzer… Une bouffée d’oxygène… Un…»

— « Non, Fay, je rentre immédiatement. Je réfléchirai à ton offre d’emploi. Et surtout, n’oublie pas de lire ce mémorandum. »

— « Tu peux y compter, Gussy, tu peux y compter. Tu connais le chemin ? Le bouton te permettra de franchir le mur. Salut ! »

Il s’assit brusquement et détourna son regard. Gusterson poussa la porte. Il se concentra avant de franchir le pas qui devait le déposer sur le ruban de retour à déplacement lent. Puis, cédant à une impulsion subite, il rouvrit la porte et jeta un regard à l’intérieur.

Fay était assis dans la position où il l’avait quitté, apparemment perdu dans sa méditation. Sur son épaule, Pooh-Bah croisait et décroisait rapidement ses petits bras métalliques, déchirant le mémorandum en tout petits morceaux. Il laissait les fragments s’éparpiller lentement vers le sol et agitait étrangement ses bras à trois jointures… À ce moment, Gusterson comprit sur qui Fay avait copié son nouveau tic.

7

Lorsque Gusterson rentra chez lui, il éluda les questions de Daisy et fit rire les enfants par une démonstration de sa technique pour circuler sur les trottoirs roulants. Après dîner, il joua avec Imogène, Iago et Claudius jusqu’à l’heure de leur coucher ; après quoi, il se montra inhabituellement attentionné à l’égard de Daisy, admirant ses raies vertes pâlissantes, mais il passa toutefois un certain temps dans l’appartement voisin, où se trouvait rangé l’équipement de camping en plein air.

Le lendemain matin, il annonça aux enfants que c’était un jour de vacances – la Saint-Gusterson – puis il entraîna Daisy dans la chambre à coucher et lui raconta toute l’histoire par le menu.

Lorsqu’il eut terminé, elle déclara : « Je veux voir cela de mes propres yeux. »

Gusterson haussa les épaules. « Si tu crois que c’est nécessaire. À mon avis, nous devrions nous diriger immédiatement vers les collines. Je serai intransigeant sur un point : les enfants ne retourneront plus à l’école. »

— « Entendu, » répondit Daisy, « mais nous avons traversé déjà pas mal d’épreuves sans jamais quitter complètement la maison. Nous avons vécu la campagne « Tout – le – monde – à – six-pieds-sous-terre-à-Noël » et la folie du Chien de Garde Robot. Nous avons vécu les Chauves-souris Venimeuses, les Rats Saboteurs Endoctrinés, les Singes Parachutistes Hypnotisés. Nous avons vécu la Voix de la Sécurité, les Somno-Instructions Anti-Communistes, les Pilules du Droit et les Gardiens de la Paix à Réaction. Nous avons vécu le Froid Intégral, pendant lequel il était interdit d’allumer ne fût-ce qu’un grille-pain, de peur que la chaleur dégagée n’attire les missiles vagabonds, et où les gens fiévreux devenaient impopulaires. Nous avons vécu…»

Gusterson lui tapota la main. « Il faut que tu descendes pour aller voir, » dit-il. « Tu remonteras lorsque tu auras jugé. En tout cas, reviens aussitôt que tu le pourras. Je m’inquiéterai pour toi pendant toutes les minutes que tu passeras dans le sous-sol. » Lorsqu’elle fut partie – en robe et chapeau verts pour minimiser ou du moins justifier l’effet des rayures déteintes – Gusterson s’occupa de l’approvisionnement et de l’équipement des enfants, en vue d’une expédition de camping à l’étage voisin. Iago prit la tête du groupe qui s’éclipsa subrepticement en file indienne. Laissant la porte du vestibule ouverte, Gusterson sortit son 38, le nettoya et le chargea, tout en se concentrant sur un problème d’échecs, dans le dessein de dépister un hypothétique espion psychique. Il venait à peine de replacer le revolver dans sa cachette qu’il entendit le ronronnement de l’ascenseur.

Daisy entra en traînant les pieds, sans chapeau, l’air de s’être concentrée, elle aussi, pendant des heures, sur un problème d’échecs et d’y avoir renoncé à la minute même. Ses rayures semblaient s’être effacées. Gusterson pensa qu’il fallait attribuer cette disparition à son teint, qui avait pris une nuance verdâtre.

Elle s’assit sur le bord du divan et dit sans le regarder : « Ne m’as-tu pas dit qu’au sous-sol, tous les gens étaient calmes, absorbés et disciplinés, particulièrement les porteurs de pense-bête, ce qui signifie pratiquement tout le monde ? »