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— « En effet, » répondit-il. « Je crois comprendre que ce n’est plus désormais le cas. Quels sont les nouveaux symptômes ? »

Elle ne lui fournit aucune précision. « Gusterson, » dit-elle au bout de quelque temps, « te souviens-tu des illustrations de Gustave Doré pour l’Enfer de Dante ? Peux-tu te représenter les peintures de Jérôme Bosch, avec ses hordes de démons proto-freudiens, tourmentant les gens à travers les cours de fermes et les places des villes ? As-tu jamais assisté au sabbat des sorcières réalisé par Walt Disney sur une musique de Moussorgski ? Est-ce que ton amie la droguée ne t’a jamais entraîné dans une orgie authentique, dans les folles années qui ont précédé notre mariage ? »

— « C’est à ce point-là ? »

Elle hocha la tête avec emphase et, soudain, fut prise de violents frissons. « C’est encore bien pis, » dit-elle. « Si jamais il leur prend la fantaisie de monter à la surface…» Elle se leva d’un bond. « Où sont les enfants ? »

— « Là-haut. Ils campent dans les mystérieuses solitudes désertiques du vingt et unième étage, » répondit Gusterson d’un ton rassurant. « Il vaut mieux les y laisser jusqu’au moment où nous serons prêts à…»

Il s’interrompit. Tous deux venaient d’entendre un faible bruit de pas pressés.

— « Ils sont dans l’escalier ! » murmura Daisy en faisant un geste pour se diriger vers la porte ouverte. « Mais viennent-ils du haut ou du bas ? »

— « Il ne s’agit que d’une personne seule, » décida Gusterson en suivant sa femme. « Les pas sont trop lourds pour être ceux de l’un des enfants. »

Le bruit de pas doubla de volume et se rapprocha rapidement. Il était accompagné d’une sorte de râle. Daisy s’immobilisa, fixant avec des yeux terrifiés l’ouverture béante de la porte. Gusterson se porta en avant de sa femme, puis s’immobilisa à son tour.

Fay apparut, chancelant ; il se serait écroulé la face contre terre s’il ne s’était cramponné aux chambranles, de part et d’autre de la porte. Il était nu jusqu’à la ceinture – et il ne portait plus son pense-bête. Un peu de sang avait coulé sur son épaule. Sa poitrine étroite se soulevait convulsivement, les côtes saillantes, sous l’effort qu’il faisait pour remplacer l’oxygène qu’il avait consumé en gravissant vingt étages au galop. Il avait les yeux fous.

— « Ils viennent de se soulever, » hoquet a-t-il. Une autre aspiration pantelante. « Devenus fous. » Deux nouveaux hoquets. « Il faut les arrêter. »

Ses yeux devinrent vitreux. Il s’effondra en avant. Alors les grands bras de Gusterson l’entourèrent et l’emportèrent jusqu’au divan.

Daisy revint en courant de la cuisine avec une serviette humide et fraîche. Gusterson la lui prit des mains et entreprit d’essuyer le patient. Il sursauta lui-même en s’apercevant que l’oreille droite de Fay était déchirée et à vif. « Regarde, » murmura-t-il à Fay, « c’est cette saleté qui l’a mis dans cet état. »

Le sang sur l’épaule de Fay provenait de son oreille. Il s’était partiellement répandu sur un ajustage de plastique rouge, percé de deux petits trous en forme de valves, lequel intrigua Gusterson jusqu’au moment où il se souvint que le régulateur mental était relié au circuit sanguin. L’espace d’une seconde, il crut qu’il allait vomir.

Les yeux de Fay avaient maintenant perdu leur aspect vitreux. Il respirait avec moins de peine. Il se dressa sur son séant, repoussa la serviette, se plongea le visage dans les mains pendant quelques secondes, puis considéra ses deux amis par-dessus ses doigts.

— « J’ai vécu un cauchemar pendant toute la semaine dernière, » dit-il d’une petite voix contrainte. « Je savais au fond de moi que la chose était devenue vivante et je m’efforçais de me convaincre qu’il n’en était rien. Je savais qu’elle prenait sur moi un empire sans cesse grandissant. Elle me susurrait sans cesse dans l’oreille, en une petite ritournelle chevrotante qui ne devenait audible qu’une fois sur cent : « Jour après jour, de toutes les manières, tu apprends à écouter… à obéir. Jour après jour…»

Sa voix devenait perçante. Il reprit un timbre normal et poursuivit avec un débit saccadé : « J’ai jeté le pense-bête ce matin en prenant ma douche. Il m’a laissé couper le contact. Il devait sans doute s’imaginer qu’il me tenait complètement sous sa coupe, aussi bien de loin que de près. Je pense qu’il possède des pouvoirs télépathiques, et il m’a soumis la nuit dernière à un traitement assez désagréable. Mais j’ai fait table rase de mes terreurs, j’ai pris mon courage à deux mains et je me suis enfui. Les trottoirs roulants donnaient le spectacle du chaos. Les pense-bête n°6 semblaient agir suivant un propos concerté, mais lequel ? Je ne saurais le préciser. Par contre, autant que je pouvais en juger, les n°3 et 4 poussaient leurs montures à mort – un genre de supplice chinois comme le chatouillement avec une plume. Les gens pris de fou-rire, s’étranglant, s’étouffant… un déferlement de gaieté hystérique. Les gens meurent littéralement de rire. Ce sont le désordre et la démence universels qui m’ont permis de remonter à la surface. J’ai vu de ces choses…» Une fois de plus, sa voix reprit son timbre perçant. Il se couvrit la bouche de la main et se mit à se balancer d’avant en arrière sur le divan.

Gusterson posa une main douce mais ferme sur son épaule valide. « Du cran, mon vieux, » dit-il. « Tiens, avale. »

Fay repoussa le breuvage brunâtre. « Il faut que nous les arrêtions, » cria-t-il. « Mobilisons les gens de la surface, alertons les patrouilles du désert et les satellites habités, introduisons de l’éther dans le circuit d’aération des tunnels, inventons et fabriquons des missiles qui détruiront les pense-bête sans toucher aux humains, lançons un S.O.S. à Mars et à Vénus, droguons l’alimentation en eau douce des abris… faisons quelque chose ! Gussy, tu n’imagines pas ce qu’endurent les gens dans le sous-sol, à chaque seconde qui passe. »

— « Je pense qu’ils font l’expérience du dernier cri en matière de servo-mécanisme autonome, » répondit Gusterson d’un ton bougon.

— « Tu n’as donc pas de cœur ? » s’écria Fay. Ses yeux s’élargirent, comme s’il voyait Gusterson pour la première fois. Puis il pointa sur lui un doigt tremblant et accusateur : « C’est toi qui as inventé le pense-bête, George Gusterson ! Tout est ta faute ! C’est à toi de prendre des mesures en conséquence. »

Avant que Gusterson eût le temps de répliquer, d’imaginer une réponse ou même d’envisager l’énormité de l’accusation proférée par Fay, il fut saisi par derrière, écarté violemment de Fay, et il sentit qu’on lui enfonçait dans le bas du dos un objet qui ressemblait remarquablement au canon d’un revolver de gros calibre.

Sous le couvert de l’explosion verbale de Fay, une foule énorme avait déferlé depuis le couloir dans la chambre – foule composée de huit personnes, pour être exact. Mais le plus étrange aux yeux de Gusterson, c’est qu’il avait l’impression qu’une seule entité morale était entrée dans la pièce, entité qui ne résidait dans aucune des huit personnes présentes (bien qu’il eût reconnu trois d’entre elles) mais en quelque chose qu’elles transportaient.

Plusieurs éléments contribuaient à lui donner cette impression. Les huit intéressés avaient tous la même expression vide – ils étaient sur le qui-vive, mais leurs yeux étaient sans vie. Ils se mouvaient tous avec la même allure féline et tous avaient retiré leurs chaussures. Peut-être, pensa follement Gusterson, croyaient-ils se trouver dans un appartement japonais.