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» Au bout d’une semaine, ils portent leur pense-bête vingt-quatre heures sur vingt-quatre – et avant longtemps ils achèteront un pense-bête pour leur femme afin qu’elle se souvienne de se peigner, de sourire gentiment et de leur cuisiner de bons petits plats. »

— « Je comprends, » interrompit Gusterson. « Le pense-bête est la dernière invention pour augmenter la productivité du travailleur, mais cette mode passera. Un jour, tous les pense-bête seront relégués au grenier. »

— « Ce n’est pas vrai ! » protesta Fay avec véhémence. « Les pense-bête ne sont pas le yo-yo – ce sont des appareils qui changeront le cours de l’histoire, ce sont les révolutionnaires du Monde Libre ! Avant que le Service de la Miniaturisation ait introduit un seul de ces appareils sur le marché, nous avions fait une obligation à tous nos employés de le porter. Si ce n’est pas là manifester la confiance suprême en un produit…»

— « Tous les employés, sauf les cadres supérieurs, évidemment, » interrompit ironiquement Gusterson. « Je ne te critique pas. En ta qualité de chef des recherches le plus directement intéressé, tu te devais naturellement de manifester le plus d’enthousiasme. »

— « C’est bien ce qui te trompe, Gussy, » répliqua Fay. « Nos cadres supérieurs ont fait preuve de plus d’enthousiasme pour leurs pense-bête personnels que toutes les autres catégories de travailleurs de l’établissement tout entier. »

Gusterson s’affaissa sur lui-même et secoua la tête. « Si c’est vraiment le cas, » dit-il sombrement, « alors l’humanité mérite peut-être le pense-bête. »

— « Si elle le mérite, et comment ! » renchérit Fay. Puis : « Trêve de discussions, Gussy. Le pense-bête est une grande invention. Ne le déprécie pas pour la seule raison que tu as été mêlé à sa genèse. Il faudra bien que tu suives le mouvement. »

— « Je préférerais périr noyé ! »

— « Cesse de jouer les Cassandre ! Gussy, je l’ai déjà dit et je le répète : tu as peur de cet engin, tout simplement. Voyons, n’as-tu pas tiré tes rideaux pour ne pas apercevoir la fabrique de pense-bête ? »

— « Oui, j’ai peur, » dit Gusterson. « J’ai vraiment p… Ahou ! »

Fay pivota sur lui-même. Daisy venait d’apparaître sur le seuil de la porte de la chambre à coucher, vêtue du court fourreau d’argent. Cette fois, elle ne portait pas le masque, mais ses cheveux courts étaient argentés et brillaient, tandis que ses jambes, ses bras, son cou, son visage, toutes les parties dénudées de sa peau étaient peintes de rayures verticales de couleur verte, merveilleusement régulières.

— « J’ai voulu réserver une surprise à Gusterson, » expliqua-t-elle à Fay. « Il prétend qu’il me préfère de cette façon. La couleur verte ne déteint pas, dit-on. »

Gusterson n’émit aucun commentaire. Son visage avait une expression absorbée. « Je vais te dire pourquoi le pense-bête connaît une telle popularité, Fay, » dit-il doucement. « Ce n’est pas parce qu’il se substitue à la mémoire ou qu’il exalte le moi. C’est parce qu’il soulève le joug qui oppresse l’individu, qu’il assume la tension de la vie. Tous ces petits bonshommes dans ce ratodrome souterrain, qui vivent avec la menace atomique suspendue au-dessus de leur tête, chacun d’eux se lève chaque matin et il y a toutes ces choses dont il doit se souvenir sous peine de perdre son tour dans la queue. Mais aujourd’hui qu’il possède son pense-bête, il peut tout lui raconter en comptant sur lui pour le lui rappeler. Bien entendu, ces choses, il devra les accomplir, mais dans l’intervalle il est déchargé de tout souci. Le joug ne pèse plus sur ses frêles épaules. Il a transmis la responsabilité à l’appareil…»

— « Eh bien, que vois-tu de répréhensible à cela ? » interrompit Fay. « Quel mal y a-t-il à soulager les gens de leur tension ? Pourquoi le pense-bête ne jouerait-il pas le rôle du subrogé super-ego ? Le Chef des Motivations a aussitôt remarqué ce caractère positif. En outre, ce n’est qu’une façon fantaisiste de dire que le pense-bête se substitue à la mémoire. Parlons sérieusement, Gussy, que vois-tu de funeste là-dedans ? »

— « Je l’ignore, » dit Gusterson lentement, les yeux toujours lointains. « Je sais seulement que cela me cause un malaise. » Il rida son front puissant. « Tout d’abord, » dit-il, « cela signifie que l’individu reçoit ses ordres de l’extérieur. Il s’est fabriqué une sorte de maître. Il retourne à une psychologie d’esclave. »

— « Mais ces ordres, il ne les reçoit que de lui-même, » répliqua Fay, écœuré. « Le pense-bête n’est rien qu’un aide-mémoire mécanique, un calepin. Il ne constitue pas un maître. »

— « En es-tu absolument certain ? » demanda tranquillement Gusterson.

— « Voyons, Gussy…» commença Fay avec animation. Soudain ses traits se contractèrent et il sursauta. « Excusez-moi, les amis, » dit-il rapidement, en se dirigeant vers la porte, « mais mon pense-bête vient de me dire de partir. »

— « Hé, Fay, veux-tu dire que tu as donné des instructions à ton pense-bête pour t’avertir lorsqu’il serait temps de partir ? » demanda Gusterson.

Fay se retourna sur le seuil de la porte. Il s’humecta les lèvres, ses yeux se déplacèrent de gauche à droite. « Je n’en suis pas tout à fait sûr, » dit-il d’une voix étrange et contrainte, et il s’élança au dehors.

Gusterson contempla quelques secondes le vide qu’avait laissé Fay. Il frissonna. Puis il haussa les épaules. « Je dois être en train de perdre pied, » murmura-t-il. « Je ne lui ai jamais suggéré d’inventer quoi que ce soit. » Il se retourna vers Daisy qui se tenait toujours sur le seuil de la porte.

« Tu sembles échappée des Mille et Une Nuits, » s’écria-t-il. « Personnifierais-tu quelqu’un de particulier ? Quelle est la raison d’être de ces bandes vertes ? »

— « Il ne te serait sans doute pas impossible de le découvrir, » répondit-elle froidement. « Pour cela, il te suffirait de me tuer un ou deux dragons au préalable. »

Il l’examina attentivement. « Dieu juste, » dit-il, « la vie me comble vraiment de ses faveurs. Qu’ai-je donc fait pour mériter pareille chance ? »

— « Tu disposes d’un gros pistolet, » lui dit-elle, « alors fonce à travers le monde, mets à sac les grandes sociétés et rapporte-moi des mètres et des mètres d’argent en rouleaux, que tu auras prélevé sur leurs caisses. »

— « Plus un mot sur ce pistolet, » dit-il, « même en murmure, même en pensée. Il me reste encore un calibre trente-huit, ventre saint gris – et je ne tiens pas à ce qu’un moniteur télépathe, dont on aura omis de me signaler l’existence, surprenne ce murmure et vienne nous le confisquer. C’est l’un des rares symboles d’individualité qui nous restent encore. »

Soudain Daisy s’envola de la porte, virevolta trois fois sur elle-même, si bien que sa chevelure argentée fut pareille à un chapeau de coolie métallique, puis elle plia le genou en une profonde révérence, au milieu de la pièce.