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Tolocototignan!… Tolocototignan!… – qui revenaient de temps en temps dans la chanson comme un refrain plus accentué que le reste. Cette singulière musique durait environ une heure; puis, sur un dernier Tolocototignan, la voix s'arrêtait tout à coup; et je n'entendais plus qu'une respiration lente et lourde… Tout cela m'intriguait beaucoup.

Un matin, ma mère Jacques, qui venait de chercher de l'eau, entra vivement chez nous avec un grand air de mystère et s'approchant de moi me dit tout bas:

«Si tu veux voir notre voisine… chut!… elle est là.» D'un bond je fus sur le palier… Jacques ne m'avait pas menti… Coucou-Blanc était dans sa chambre, avec sa porte grande ouverte; et je pus enfin la contempler… Oh! Dieu! Ce ne fut qu'une vision, mais quelle vision!… Imaginez une petite mansarde complètement nue, à terre une paillasse, sur la cheminée une bouteille d'eau-de-vie, au-dessus de la paillasse un énorme et mystérieux fer à cheval pendu au mur comme un bénitier. Maintenant, au milieu de ce chenil, figurez-vous une horrible Négresse avec de gros yeux de nacre, des cheveux courts, laineux et frisés comme une toison de brebis noire, et une vieille crinoline rouge, sans rien dessus… C'est ainsi que m'apparut pour la première fois ma voisine Coucou-Blanc, la Coucou-Blanc de mes rêves, la sœur de Mimi Pinson et de Bernerette… O province romanesque, que ceci te serve de leçon!…

«Eh bien, me dit Jacques en me voyant rentrer, eh bien, comment tu la trouves…» Il n'acheva pas sa phrase et, devant ma mine déconfite, partit d'un immense éclat de rire. J'eus le bon esprit de faire comme lui, et nous voilà riant de toutes nos forces l'un en face de l'autre sans pouvoir parler. À ce moment par la porte entrebâillée, une grosse tête noire se glissa dans la chambre et disparut presque aussitôt en nous criant: «Blancs moquer Nègre, pas joli.» Vous pensez si nous rîmes de plus belle…

Quand notre gaieté fut un peu calmée, Jacques m'apprit que la Négresse Coucou-Blanc était au service de la dame du premier; dans la maison, on l'accusait d'être un peu sorcière: à preuve, le fer à cheval, symbole du culte Vaudoux, qui pendait au-dessus de sa paillasse. On disait aussi que tous les soirs, quand sa maîtresse était sortie, Coucou-Blanc s'enfermait dans sa mansarde, buvait de l'eau-de-vie jusqu'à tomber ivre morte, et chantait des chansons nègres une partie de la nuit. Ceci m'expliquait tous les bruits mystérieux qui venaient de chez ma voisine: la bouteille débouchée, la chute sur le parquet, et l'air monotone à trois notes. Quant à Tolocototignan, il paraît que c'est une sorte d'onomatopée, très répandue chez les Nègres du Cap, quelque chose comme notre lon, lan, la; les Pierre Dupont en ébène mettent de ça dans toutes leurs chansons.

À partir de ce jour, ai-je besoin de le dire? le voisinage de Coucou-Blanc ne me donna plus autant de distractions. Le soir, quand elle montait, mon cœur ne trottait plus si vite; jamais je ne me dérangeais plus pour aller coller mon oreille à la cloison… Quelquefois pourtant, dans le silence de la nuit, les Tolocototignan venaient jusqu'à ma table, et j'éprouvais je ne sais quel vague malaise en entendant ce triste refrain; on eût dit que je pressentais le rôle qu'il allait jouer dans ma vie…

Sur ces entrefaites, ma mère Jacques trouva une place de teneur de livres à cinquante francs par mois chez un petit marchand de fer, où il devait se rendre tous les soirs en sortant de chez le marquis. Le pauvre garçon m'apprit cette bonne nouvelle, moitié content, moitié fâché. «Comment feras-tu pour aller là-bas?» lui dis-je tout de suite. Il me répondit, les yeux pleins de larmes: «J'irai le dimanche.» Et dès lors, comme il l'avait dit, il n'alla plus là-bas que le dimanche, mais cela lui coûtait, bien sûr.

Quel était donc ce là-bas si séduisant qui tenait tant à cœur à ma mère Jacques?… Je n'aurais pas été fâché de le connaître. Malheureusement on ne me proposait jamais de m'emmener; et moi, j'étais trop fier pour le demander. Le moyen d'ailleurs d'aller quelque part, avec des caoutchoucs?… Un dimanche pourtant, au moment de partir chez Pierrotte, Jacques me dit avec un peu d'embarras:

«Est-ce que tu n'aurais pas envie de m'accompagner là-bas, petit Daniel? Tu leur ferais sûrement un grand plaisir.

– Mais, mon cher, tu plaisantes…

– Oui, je le sais bien… Le salon de Pierrotte n'est guère la place d'un poète… Ils sont là un tas de vieilles peaux de lapins…

– Oh! ce n'est pas pour cela, Jacques; c'est seulement à cause de mon costume…

– Tiens! au fait… je n'y songeais pas», dit Jacques.

Et il partit comme enchanté d'avoir une vraie raison pour ne pas m'emmener.

À peine au bas de l'escalier, le voilà qui remonte et vient vers moi tout essoufflé.

«Daniel, me dit-il, si tu avais eu des souliers et une jaquette présentable, m'aurais-tu accompagné chez Pierrotte?

– Pourquoi pas?

– Eh bien, alors, viens… je vais t'acheter tout ce qu'il te faut, nous irons là-bas.» Je le regardai, stupéfait. «C'est la fin du mois, j'ai de l'argent», ajouta-t-il pour me convaincre. J'étais si content de l'idée des nippes fraîches que je ne remarquai pas l'émotion de Jacques ni le ton singulier dont il parlait. Ce n'est que plus tard que je songeai à tout cela. Pour le moment, je lui sautai au cou, et nous partîmes chez Pierrotte, en passant par le Palais-Royal, où je m'habillai de neuf chez un fripier.

VI LE ROMAN DE PIERROTTE

QUAND Pierrotte avait Vingt ans, Si On lui avait prédit qu'un jour il succéderait à M. Lalouette dans le commerce des porcelaines, qu'il aurait deux cent mille francs chez son notaire – Pierrotte, un notaire! – et une superbe boutique à l'angle du passage du Saumon, on l'aurait beaucoup étonné.

Pierrotte, à vingt ans, n'était jamais sorti de son village, portait de gros esclots en sapin des Cévennes, ne savait pas un mot de français et gagnait cent écus par an à élever des vers à soie; solide compagnon du reste, beau danseur de bourrée, aimant rire et chanter la gloire, mais toujours d'une manière honnête et sans faire de tort aux cabaretiers. Comme tous les gars de son âge, Pierrotte avait une bonne amie, qu'il allait attendre le dimanche à la sortie des vêpres pour l'emmener danser des gavottes sous les mûriers. La bonne amie de Pierrotte s'appelait Roberte, la grande Roberte. C'était une belle magnanarelle de dix-huit ans, orpheline comme lui, pauvre comme lui, mais sachant très bien lire et écrire, ce qui, dans les villages cévenols, est encore plus rare qu'une dot. Très fier de sa Roberte, Pierrotte comptait l'épouser dès qu'il aurait tiré au sort; mais, le jour du tirage arrivé, le pauvre Cévenol – bien qu'il eût trempé trois fois sa main dans l'eau bénite avant d'aller à l'urne – amena le n° 4… Il fallait partir.

Quel désespoir!… Heureusement Mme Eyssette, qui avait été nourrie, presque élevée par la mère de Pierrotte, vint au secours de son frère de lait et lui prêta deux mille francs pour s'acheter un homme. – On était riche chez les Eyssette dans ce temps-là! L'heureux Pierrotte ne partit donc pas et put épouser sa Roberte; mais comme ces braves gens tenaient avant tout à rendre l'argent de Mme Eyssette et qu'en restant au pays ils n'y seraient jamais parvenus, ils eurent le courage de s'expatrier et marchèrent sur Paris pour y chercher fortune.