Pendant un an, on n'entendit plus parler de nos montagnards; puis, un beau matin, Mme Eyssette reçut une lettre touchante, signée «Pierrotte et sa femme», qui contenait 300 francs, premiers fruits de leurs économies. La seconde année, nouvelle lettre de «Pierrotte et sa femme» avec un envoi de 200 francs et des riens. – Sans doute, les affaires ne marchaient pas. – La quatrième année, troisième lettre de «Pierrotte et sa femme» avec un dernier envoi de 1200 francs et des bénédictions pour toute la famille Eyssette. Malheureusement, quand cette lettre arriva chez nous, nous étions en pleine débâcle: on venait de vendre la fabrique, et nous aussi nous allions nous expatrier… Dans sa douleur, Mme Eyssette oublia de répondre à «Pierrotte et sa femme». Depuis lors, nous n'en eûmes plus de nouvelles, jusqu'au jour où Jacques, arrivant à Paris, trouva le bon Pierrotte – Pierrotte sans sa femme, hélas! – installé dans le comptoir de l'ancienne maison Lalouette.
Rien de moins poétique, rien de plus touchant que l'histoire de cette fortune. En arrivant à Paris, la femme de Pierrotte s'était mise bravement à faire des ménages. La première maison fut justement la maison Lalouette. Ces Lalouette étaient de riches commerçants avares et maniaques, qui n'avaient jamais voulu prendre ni un commis ni une bonne, parce qu'il faut tout faire par soi-même «Monsieur, jusqu'à cinquante ans, j'ai fait mes culottes moi-même!» disait le père Lalouette avec fierté, et qui, sur leurs vieux jours seulement, se donnaient le luxe flamboyant d'une femme de ménage à douze francs par mois. Dieu sait que ces douze francs-là, l'ouvrage les valait bien! La boutique, l'arrière-boutique, un appartement au quatrième, deux seilles d'eau pour la cuisine à remplir tous les matins! Il fallait venir des Cévennes pour accepter de pareilles conditions; mais bah! la Cévenole était jeune, alerte, rude au travail et solide des reins comme une jeune taure; en un tour de main, elle expédiait ce gros ouvrage et, par-dessus le marché, montrait tout le temps aux deux vieillards son joli rire, qui valait plus de douze francs à lui tout seul… À force de belle humeur et de vaillance cette courageuse montagnarde finit par séduire ses patrons. On s'intéressa à elle; on la fit causer; puis, un beau jour, spontanément – les cœurs les plus secs ont parfois de ces soudaines floraisons de bonté -, le vieux Lalouette offrit de prêter un peu d'argent à Pierrotte pour qu'il pût entreprendre un commerce. Son idée. Voici quelle fut l'idée de Pierrotte: il se procura un vieux bidet, une carriole, et s'en alla d'un bout de Paris à l'autre en criant de toutes ses forces: «Débarrassez-vous de ce qui vous gêne!» Notre finaud de Cévenol ne vendait pas, il achetait… quoi?… tout…
Les pots cassés, les vieux fers, les papiers, les bris de bouteilles, les meubles hors de service qui ne valent pas la peine d'être vendus, les vieux galons dont les marchands ne veulent pas, tout ce qui ne vaut rien et qu'on garde chez soi par habitude, par négligence, parce qu'on ne sait qu'en faire, tout ce qui gène!…
Pierrotte ne faisait fi de rien, il achetait tout, ou du moins il acceptait tout; car le plus souvent on ne lui vendait pas, on lui donnait, on se débarrassait, «Débarrassez-vous de ce qui vous gêne!» Dans le quartier Montmartre, le Cévenol était très populaire. Comme tous les petits commerçants ambulants qui veulent faire trou dans le brouhaha de la rue, il avait adopté une mélopée personnelle et bizarre, que les ménagères connaissaient bien… C'était d'abord à pleins poumons le formidable: «Débarrassez-vous de ce qui vous gène!» Puis, sur un ton lent et pleurard, de longs discours tenus à sa bourrique, à son Anastagille, comme il l'appelait. Il croyait dire Anastasie. «Allons! viens, Anastagille; allons! viens, mon enfant…» Et la bonne Anastagille suivait, la tête basse, longeant les trottoirs d'un air mélancolique; et de toutes les maisons on criait:
«Pst! Pst! Anastagille!…» La carriole se remplissait, il fallait voir! Quand elle était bien pleine, Anastagille et Pierrotte s'en allaient à Montmartre déposer la cargaison chez un chiffonnier en gros, qui payait bel et bien tous ces «débarrassez-vous de ce qui vous gêne», qu'on avait eus pour rien ou pour presque rien.
À ce métier singulier, Pierrotte ne fit pas fortune mais il gagna sa vie, et largement. Dès la première année, on rendit l'argent des Lalouette et on envoya trois cents francs à mademoiselle – c'est ainsi que Pierrotte appelait Mme Eyssette du temps qu'elle était jeune fille, et depuis il n'avait jamais pu se décider à la nommer autrement. – La troisième année, par exemple, ne fut pas heureuse. C'était en plein 1830. Pierrotte avait beau crier: «Débarrassez-vous de ce qui vous gêne!» les Parisiens, en train de se débarrasser d'un vieux roi qui les gênait, étaient sourds aux cris de Pierrotte et laissaient le Cévenol s'égosiller dans la rue; et, chaque, soir, la petite carriole rentrait vide Pour comble de malheur, Anastagille mourut. C'est alors que les vieux Lalouette, qui commençaient à ne plus pouvoir tout faire par eux-mêmes, proposèrent à Pierrotte d'entrer chez eux comme garçon de magasin. Pierrotte accepta, mais il ne garda pas longtemps ces modestes fonctions.
Depuis leur arrivée à Paris, sa femme lui donnait tous les soirs des leçons d'écriture et de lecture; il savait déjà se tirer d'une lettre et s'exprimer en français d'une façon compréhensible. En entrant chez Lalouette, il redoubla d'efforts, s'en alla dans une classe d'adultes! apprendre le calcul, et fit si bien qu'au bout de quelques mois il pouvait suppléer au comptoir M. Lalouette devenu presque aveugle, et à la vente Mme Lalouette dont les vieilles jambes trahissaient le grand cœur. Sur ces entrefaites, Mlle Pierrotte vint au monde et, dès lors, la fortune du Cévenol alla toujours croissant. D'abord intéressé dans le commerce des Lalouette, il devint plus tard leur associé; puis, un beau jour, le père Lalouette, ayant complètement perdu la vue, se retira du commerce et céda son fonds à Pierrotte, qui le paya par annuités. Une fois seul, le Cévenol donna une telle extension aux affaires qu'en trois ans il eut payé les Lalouette, et se trouva, franc de toute redevance, à la tête d'une belle boutique admirablement achalandée… Juste à ce moment, comme si elle eût attendu pour mourir que son homme n'eût plus besoin d'elle, la grande Roberte tomba malade et mourut d'épuisement.
Voilà le roman de Pierrotte, tel que Jacques me le racontait ce soir-là en nous en allant au passage du Saumon; et comme la route était longue – on avait pris le plus long pour montrer aux Parisiens ma jaquette neuve – je connaissais mon Cévenol à fond avant d'arriver chez lui. Je savais que le bon Pierrotte avait deux idoles auxquelles il ne fallait pas toucher, sa fille et M. Lalouette. Je savais aussi qu'il était un peu bavard et fatigant à entendre, parce qu'il parlait lentement, cherchai ses phrases, bredouillait et ne pouvait pas dire trois mots de suite sans y ajouter: «C'est bien le cas de le dire…» Ceci tenait à une chose: le Cévenol n'avait jamais pu se faire à notre langue. Tout ce qu'il pensait lui venant aux lèvres en patois du Languedoc, il était obligé de mettre à mesure ce languedocien en français, et les «C'est bien le cas de le dire…» dont il émaillait ses discours, lui donnaient le temps d'accomplir intérieurement ce petit travail. Comme disait Jacques, Pierrotte ne parlait pas, il traduisait… Quant à Mlle Pierrotte, tout ce que j'en pus savoir, c'est qu'elle avait seize ans et qu'elle s'appelait Camille, rien de plus; sur ce chapitre-là mon Jacques restait muet comme un esturgeon.