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Il était environ neuf heures quand nous fîmes notre entrée dans l'ancienne maison Lalouette. On allait fermer. Boulons, volets, barres de fer, tout un formidable appareil de clôture gisait par tas sur le trottoir, devant la porte entrebâillée… Le gaz était éteint et tout le magasin dans l'ombre, excepté le comptoir, sur lequel posait une lampe en porcelaine éclairant des piles d'écus et une grosse face rouge qui riait. Au fond, dans l'arrière-boutique, quelqu'un jouait de la flûte.

«Bonjour, Pierrotte! cria Jacques en se campant devant le comptoir… (J'étais à côté de lui, dans la lumière de la lampe…) Bonjour, Pierrotte!» Pierrotte, qui faisait sa caisse, leva les yeux à la voix de Jacques; puis, en m'apercevant, il poussa un cri, joignant les mains, et resta là, stupide, la bouche ouverte, à me regarder. «Eh bien, fit Jacques d'un air de triomphe, que vous avais-je dit?

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura le bon Pierrotte, il me semble que… C'est bien le cas de le dire… Il me semble que je la vois.

– Les yeux surtout, reprit Jacques, regardez les yeux, Pierrotte.

– Et le menton, monsieur Jacques, le menton avec la fossette», répondit Pierrotte, qui pour mieux me voir avait levé l'abat-jour de la lampe.

Moi, je n'y comprenais rien. Ils étaient là tous les deux à me regarder, à cligner de l'œil, à se faire des signes… Tout à coup Pierrotte se leva, sortit du comptoir et vint à moi les bras ouverts:

«Avec votre permission, monsieur Daniel, il faut que je vous embrasse… C'est bien le cas de le dire.

Je vais croire embrasser mademoiselle.» Ce dernier mot m'expliqua tout. À cet âge-là, je ressemblais beaucoup à Mme Eyssette, et pour Pierrotte, qui n'avait pas vu mademoiselle depuis quelque vingt cinq ans, cette ressemblance était encore plus frappante. Le brave homme ne pouvait pas se lasser de me serrer les mains, de m'embrasser, de me regarder en riant avec ses gros yeux pleins de larmes; il se mit ensuite à nous parler de notre mère, des deux mille francs, de sa Roberte, de sa Camille, de son Anastagille, et cela avec tant de longueurs, tant de périodes, que nous serions encore – c'est bien le cas de le dire – debout dans le magasin, à l'écouter, si Jacques ne lui avait pas dit d'un ton d'impatience:

«Et votre caisse, Pierrotte!» Pierrotte s'arrêta net. Il était un peu confus d'avoir tant parlé:

«Vous avez raison, monsieur Jacques, je bavarde… je bavarde… et puis la petite… c'est bien le cas de le dire… la petite me grondera d'être monté si tard.

– Est-ce que Camille est là-haut? demanda Jacques d'un petit air indifférent, – Oui… oui, monsieur Jacques… la petite est là-haut… Elle languit… C'est bien le cas de le dire… Elle languit joliment de connaître M. Daniel. Montez donc la voir… je vais faire ma caisse et je vous rejoins… c'est bien le cas de le dire.» Sans en écouter davantage, Jacques me prit le bras et m'entraîna vite vers le fond, du côté où on jouait de la flûte… Le magasin de Pierrotte était grand et bien garni. Dans l'ombre, on voyait miroiter le ventre des carafes, les globes d'opale, l'or fauve des verres de Bohême, les grandes coupes de cristal, les soupières rebondies, puis de droite et de gauche, de longues piles d'assiettes qui montaient jusqu'au plafond. Le palais de la fée Porcelaine vu de nuit. Dans l'arrière boutique, un bec de gaz ouvert à demi veillait encore, laissant sortir d'un air ennuyé un tout petit bout de langue… Nous ne fîmes que traverser. Il y avait là, assis sur le bord d'un canapé-lit, un grand jeune homme blond qui jouait mélancoliquement de la flûte. Jacques, en passant, dit un «bonjour» très sec, auquel le jeune homme blond répondit par deux coups de flûte très secs aussi, ce qui doit être la façon de se dire bonjour entre flûtes qui s'en veulent.

«C'est le commis, me dit Jacques, quand nous fûmes dans l'escalier… Il nous assomme, ce grand blond, à jouer toujours de la flûte… Est-ce que tu aimes la flûte, toi, Daniel?» J'eus envie de lui demander: «Et la petite, l'aime-t-elle?» Mais j'eus peur de lui faire de la peine et je lui répondis très sérieusement: «Non, Jacques, je n'aime pas la flûte.» L'appartement de Pierrotte était au quatrième étage, dans la même maison que le magasin.

Mlle Camille, trop aristocrate pour se montrer à la boutique, restait en haut et ne voyait son père qu'à l'heure des repas. «Oh! tu verras! me disait Jacques en montant, c'est tout à fait sur un pied de grande maison. Camille a une dame de compagnie, Mme Veuve Tribou, qui ne la quitte jamais…, Je ne sais pas trop d'où elle vient cette Mme Tribou, mais Pierrotte la connaît et prétend que c'est une dame de grand mérite… Sonne, Daniel, nous y voilà!» Je sonnai; une Cévenole à grande coiffe vint nous ouvrir, sourit à Jacques comme à une vieille connaissance, et nous introduisit dans le salon.

Quand nous entrâmes, Mlle Pierrotte était au piano. Deux vieilles dames un peu fortes, Mme Lalouette et la veuve Tribou, dame de grand mérite, jouaient aux cartes dans un coin. En nous voyant, tout le monde se leva. Il y eut un moment de trouble et de brouhaha; puis, les saluts échangés, les présentations faites, Jacques invita Camille – il disait Camille tout court – à se remettre au piano; et la dame de grand mérite profita de l'invitation pour continuer sa partie avec Mme Lalouette. Nous avions pris place, Jacques et moi, chacun d'un côté de Mlle Pierrotte, qui, tout en faisant trotter ses petits doigts sur le piano, causait et riait avec nous.

Je la regardais pendant qu'elle parlait. Elle n'était pas jolie. Blanche, rose, l'oreille petite, le cheveu fin, mais trop de joues, trop de santé; avec cela, les mains rouges, et les grâces un peu froides d'une pensionnaire en vacances. C'était bien la fille de Pierrotte, une fleur des montagnes, grandie sous la vitrine du passage du Saumon.

Telle fut, du moins, ma première impression; mais, soudain, sur un mot que je lui dis, Mlle Pierrotte, dont les yeux étaient restés baissés jusque-là, les leva lentement sur moi, et, comme par magie, la petite bourgeoise disparut. Je ne vis plus que ses yeux, deux grands yeux noirs éblouissants, que je reconnus tout de suite…

O miracle! C'étaient les mêmes yeux noirs qui m'avaient lui si doucement là-bas, dans les murs froids du vieux collège, les yeux noirs de la fée aux lunettes, les yeux noirs enfin… Je croyais rêver.

J'avais envie de leur crier: «Beaux yeux noirs, est-ce vous? Est-ce vous que je retrouve dans un autre visage?» Et si vous saviez comme c'étaient bien eux! Impossible de s'y tromper. Les mêmes cils, le même éclat, le même feu noir et contenu. Quelle folie de penser qu'il pût y avoir deux couples de ces yeux-là par le monde! Et d'ailleurs la preuve que c'étaient bien les yeux noirs eux-mêmes, et non pas d'autres yeux noirs ressemblant à ceux-là, c'est qu'ils m'avaient reconnu eux aussi, et nous allions reprendre sans doute un de nos jolis dialogues muets d'autrefois, quand j'entendis tout près de moi, presque dans mon oreille, de petites dents de souris qui grignotaient. À ce bruit, je tournai la tête et j'aperçus dans un fauteuil, à l'angle du piano, un personnage auquel je n'avais pas pris garde… C'était un grand vieux sec et blême, avec une tête d'oiseau, le front fuyant, le nez en pointe, des yeux ronds et sans vie trop loin du nez, presque sur les tempes… Sans un morceau de sucre que le bonhomme tenait à la main et qu'il becquetait de temps en temps, on aurait pu le croire endormi. Un peu troublé par cette apparence, je fis à ce vieux fantôme un grand salut, qu'il ne me rendit pas… «Il ne t'a pas vu, me dit Jacques…