À voix basse, sans me regarder, elle me dit tout à coup: «Est-ce que c'est Mlle Coucou-Blanc qui vous empêche de venir chez vos amis?» D'abord je crus qu'elle riait, mais non! elle ne riait pas. Elle paraissait même très émue, à voir l'incarnat de ses joues et les battements rapides de sa guimpe. Sans doute on avait parlé de Coucou-Blanc devant elle, et elle s'imaginait confusément des choses qui n'étaient pas.
J'aurais pu la détromper d'un mot; mais je ne sais quelle sotte vanité me retint… Alors, voyant que je ne lui répondais pas, Mlle Pierrotte se tourna de mon côté et, levant ses grands cils qu'elle avait tenus baissés jusqu'alors, elle me regarda… Je mens. Ce n'est pas elle qui me regarda; mais les yeux noirs tout mouillés de larmes et chargés de tendres reproches. Ah! ces chers yeux noirs, délices de mon âme! Ce ne fut qu'une apparition. Les longs cils se baissèrent presque tout de suite, les yeux noirs disparurent; et je n'eus plus à côté de moi que Mlle Pierrotte. Vite, vite, sans attendre une nouvelle apparition, je me mis à parler de Jacques. Je commençai par dire combien il était bon, loyal, brave, généreux.
Je racontai ce dévouement qui ne se lassait pas, cette maternité toujours en éveil, à rendre une vraie mère jalouse. C'est Jacques qui me nourrissait, m'habillait, me faisait ma vie. Dieu sait au prix de quel travail, de quelles privations. Sans lui, je serais encore là-bas, dans cette prison noire de Sarlande, où j'avais tant souffert, tant souffert…
À cet endroit de mon discours, Mlle Pierrotte parut s'attendrir, et je vis une grosse larme glisser le long de sa joue. Moi, bonnement, je crus que c'était pour Jacques et je me dis en moi-même: «Allons! voilà qui va bien.» Là-dessus, je redoublai d'éloquence. Je parlai des mélancolies de Jacques et de cet amour profond, mystérieux qui lui rongeait le cœur. Ah! trois et quatre fois heureuse la femme qui…
Ici la petite rose rouge que Mlle Pierrotte avait dans les cheveux glissa je ne sais comment et vint tomber à mes pieds. Tout juste, à ce moment, je cherchais un moyen délicat de faire comprendre à la jeune Camille qu'elle était cette femme trois et quatre fois heureuse dont Jacques s'était épris. La petite rose rouge en tombant me fournit ce moyen. Quand je vous disais qu'elle était fée, cette petite rose rouge.
– Je la ramassai lestement, mais je me gardai bien de la rendre. «Ce sera pour Jacques, de votre part», dis-je à Mlle Pierrotte avec mon sourire le plus fin. – «Pour Jacques, si vous voulez», répondit Mlle Pierrotte, en soupirant; mais au même instant, les yeux noirs apparurent et me regardèrent tendrement de l'air de me dire: «Non! pas pour Jacques, pour toi!» Et si vous aviez vu comme ils disaient bien cela, avec quelle candeur enflammée, quelle passion pudique et irrésistible! Pourtant j'hésitais encore, et ils furent obligés de répéter deux ou trois fois de suite: «Oui!… pour toi… pour toi.» Alors je baisai la petite rose rouge et je la mis dans ma poitrine.
Ce soir-là, quand Jacques revint, il me trouva comme à l'ordinaire penché sur l'établi aux rimes et je lui laissai croire que je n'étais pas sorti de la journée. Par malheur, en me déshabillant, la petite rose rouge que j'avais gardée dans ma poitrine roula par terre au pied du lit: toutes ces fées sont pleines de malice. Jacques la vit, la ramassa, et la regarda longuement. Je ne sais pas qui était le plus rouge de la rose ou de moi.
«Je la reconnais, me dit-il, c'est la fleur du rosier qui est là-bas sur la fenêtre du salon.» Puis il ajouta en me la rendant:
«Elle ne m'en a jamais donné, à moi.» Il dit cela si tristement que les larmes m'en vinrent aux yeux.
«Jacques, mon ami Jacques, je te jure qu'avant ce soir…», Il m'interrompit avec douceur: «Ne t'excuse pas, Daniel, je suis sûr que tu n'as rien fait pour me trahir… Je le savais, je savais que c'était toi qu'elle aimait. Rappelle-toi ce que je t'ai dit: “Celui qu'elle aime n'a pas parlé, il n'a pas eu besoin de parler pour être aimé.”» Là-dessus, le pauvre garçon se mit à marcher de long en large dans la chambre. Moi, je le regardais, immobile, ma rose rouge à la main. «Ce qui arrive devait arriver, reprit-il au bout d'un moment. Il y a longtemps que j'avais prévu tout cela.
«Je savais que, si elle te voyait, elle ne voudrait jamais de moi… Voilà pourquoi j'ai si longtemps tardé à t'amener là-bas. J'étais jaloux de toi par avance.
«Pardonne-moi, je l'aimais tant!… Un jour, enfin, j'ai voulu tenter l'épreuve, et je t'ai laissé venir. Ce jour-là, mon cher, j'ai compris que c'était fini. Au bout de cinq minutes, elle t'a regardé comme jamais elle n'a regardé personne. Tu t'en es bien aperçu, toi aussi.
«Oh! ne mens pas, tu t'en es aperçu. La preuve, c'est que tu es resté plus d'un mois sans retourner là-bas; mais, pécaire! cela ne m'a guère servi… Pour les âmes comme la sienne, les absents n'ont jamais tort, au contraire… Chaque fois que j'y allais, elle ne faisait que me parler de toi, et si naïvement, avec tant de confiance et d'amour… C'était un vrai supplice.
«Maintenant c'est fini… J'aime mieux ça.» Jacques me parla ainsi longuement avec la même douceur, le même sourire résigné. Tout ce qu'il disait me faisait peine et plaisir à la fois. Peine, parce que je le sentais malheureux; plaisir, parce que je voyais à travers chacune de ses paroles les yeux noirs qui me luisaient, tout pleins de moi. Quand il eut fini, je m'approchai de lui, un peu honteux, mais sans lâcher la petite rose rouge: «Jacques, est-ce que tu ne vas plus m'aimer maintenant?» Il sourit, et me serrant contre son cœur: «T'es bête, je t'aimerai bien davantage.» C'est une vérité. L'histoire de la rose rouge ne changea rien à la tendresse de ma mère Jacques, pas même à son humeur. Je crois qu'il souffrit beaucoup, mais il ne le laissa jamais voir. Pas un soupir, pas une plainte, rien. Comme par le passé, il continua d'aller là-bas le dimanche et de faire bon visage à tous. Il n'y eut que les nœuds de cravate de supprimés. Du reste, toujours calme et fier, travaillant à se tuer, et marchant courageusement dans la vie, les yeux fixés sur un seul but, la reconstruction du foyer… O Jacques! ma mère Jacques!
Quant à moi, du jour où je pus aimer les yeux noirs librement, sans remords, je me jetai à corps perdu dans ma passion… Je ne bougeais plus de chez Pierrotte. J'y avais gagné tous les cœurs; – au prix de quelles lâchetés, grand Dieu? Apporter du sucre à M. Lalouette, faire la partie de la dame de grand mérite, rien ne me coûtait…
Je m'appelais Désir-de-plaire dans cette maison-là…
En général, Désir-de-plaire venait vers le milieu de la journée. À cette heure, Pierrotte était au magasin, et Mlle Camille toute seule en haut, dans le salon, avec la dame de grand mérite. Dès que j'arrivais, les yeux noirs se montraient bien vite, et presque aussitôt la dame de grand mérite nous laissait seuls. Cette noble dame de compagnie se croyait débarrassée de tout service quand elle me voyait là. Vite, vite à l'office avec la cuisinière, et en avant les cartes.
Je ne m'en plaignais pas; pensez donc! en tête-à-tête avec les yeux noirs.
Dieu! les bonnes heures que j'ai passées dans ce petit salon jonquille! Presque toujours j'apportais un livre, un de mes poètes favoris, et j'en lisais des passages aux yeux noirs, qui se mouillaient de belles larmes ou lançaient des éclairs, selon les endroits.
Pendant ce temps, Mlle Pierrotte brodait près de nous des pantoufles pour son père ou nous jouait ses éternelles Rêveries de Rosellen; mais nous la laissions bien tranquille, je vous assure. Quelquefois cependant, à l'endroit le plus pathétique de nos lectures, cette petite bourgeoise faisait à haute voix une réflexion saugrenue, comme: «Il faut que je fasse venir l'accordeur…» ou bien encore: «J'ai deux points de trop à ma pantoufle» Alors de dépit je fermais le livre et je ne voulais pas aller plus loin; mais les yeux noirs avaient une certaine façon de me regarder qui m'apaisait tout de suite, et je continuais.