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Il y avait sans doute une grande imprudence à nous laisser ainsi toujours seuls dans ce petit salon jonquille. Songez qu'à nous deux – les yeux noirs et Désir-de-plaire – nous ne faisions pas trente-quatre ans… Heureusement que Mlle Pierrotte ne nous quittait jamais, et c'était une surveillance très sage, très avisée, très éveillée, comme il en faut à la garde des poudrières… Un jour – je me souviens – nous étions assis, les yeux noirs et moi, sur un canapé du salon, par un tiède après-midi du mois de mai, la fenêtre entrouverte, les grands rideaux baissés et tombant jusqu'à terre. On lisait Faust, ce jour-là!… La lecture finie, le livre me glissa des mains; nous restâmes un moment l'un contre l'autre, sans parler, dans le silence et le demi-jour… Elle avait sa tête appuyée sur mon épaule. Par la guimpe entrebâillée, je voyais de petites médailles d'argent qui reluisaient au fond de la gorgerette… Subitement, Mlle Pierrotte parut au milieu de nous. Il faut voir comme elle me renvoya bien vite à l'autre bout du canapé – et quel grand sermon! «Ce que vous faites là est très mal, chers enfants, nous dit-elle… Vous abusez de la confiance qu'on vous montre… Il faut parler au père de vos projets… Voyons! Daniel, quand lui parlerez-vous?» Je promis de parler à Pierrotte très prochainement, dès que j'aurais fini mon grand poème. Cette promesse apaisa un peu notre surveillante; mais c'est égal! depuis ce jour, défense fut faite aux yeux noirs de s'asseoir sur le canapé, à côté de Désir-de-plaire.

Ah! c'était une jeune personne très rigide, cette demoiselle Pierrotte. Figurez-vous que, dans les premiers temps, elle ne voulait pas permettre aux yeux noirs de m'écrire; à la fin, pourtant, elle y consentit, à l'expresse condition qu'on lui montrerait toutes les lettres. Malheureusement, ces adorables lettres pleines de passion que m'écrivaient les yeux noirs, Mlle Pierrotte ne se contentait pas de les relire; elle y glissait souvent des phrases de son cru comme ceci par exemple:

«… Ce matin, je suis toute triste. J'ai trouvé une araignée dans mon armoire. Araignée du matin, chagrin.» Ou, bien encore:

«On ne se met pas en ménage avec des noyaux de pêche…» Et puis l'éternel refrain:

«Il faut parler au père de vos projets…» À quoi je répondais invariablement:

«Quand j'aurai fini mon poème!…»

VIII UNE LECTURE AU PASSAGE DU SAUMON

Enfin, je le terminai, ce fameux poème. J'en vins à bout après quatre mois de travail, et je me souviens qu'arrivé aux derniers vers je ne pouvais plus écrire, tellement les mains me tremblaient de fièvre, d'orgueil, de plaisir, d'impatience.

Dans le clocher de Saint-Germain, ce fut un événement. Jacques, à cette occasion, redevint pour un jour le Jacques d'autrefois, le Jacques du cartonnage et des petits pots de colle. Il me relia un magnifique cahier sur lequel il voulut recopier mon poème de sa propre main; et c'étaient à chaque vers des cris d'admiration, des trépignements d'enthousiasme…

Moi, j'avais moins de confiance dans mon œuvre.

Jacques m'aimait trop; je me méfiais de lui. J'aurais voulu faire lire mon poème à quelqu'un d'impartial et de sûr. Le diable, c'est que je ne connaissais personne.

Pourtant, à la crémerie, les occasions ne m'avaient pas manqué de faire des connaissances. Depuis que nous étions riches, je mangeais à table d'hôte, dans la salle du fond. Il y avait là une vingtaine de jeunes gens, des écrivains, des peintres, des architectes, ou pour mieux dire de la graine de tout cela. – Aujourd'hui la graine a monté; quelques-uns de ces jeunes gens sont devenus célèbres, et quand je vois leurs noms dans les journaux, cela me crève le cœur, moi qui ne suis rien. – À mon arrivée à la table, tout ce jeune monde m'accueillit à bras ouverts; mais comme j'étais trop timide pour me mêler aux discussions, on m'oublia vite, et je fus aussi seul au milieu d'eux tous que je l'étais à ma petite table, dans la salle commune. J'écoutais; je ne parlais pas…

Une fois par semaine, nous avions à dîner avec nous un poète très fameux dont je ne me rappelle plus le nom, mais que ces messieurs appelaient Baghavat, du titre d'un de ses poèmes. Ces jours-là on buvait du bordeaux à dix-huit sous; puis, le dessert venu, le grand Baghavat récitait un poème indien. C'était sa spécialité, les poèmes indiens. Il en avait un intitulé Lakçamana, un autre Daçaratha, un autre Kalatçala, un autre Bhagirathg, et puis Çudra, Cunocépa, Vicvamitra…; mais le plus beau de tous était encore Baghavat. Ah! quand le poète récitait Baghavat, toute la salle du fond croulait. On hurlait, on trépignait, on montait sur les tables. J'avais à ma droite un petit architecte à nez rouge qui sanglotait dès le premier vers et tout le temps s'essuyait les yeux avec ma serviette…

Moi, par entraînement, je criais plus fort que tout le monde: mais, au fond, je n'étais pas fou de Baghavat. En somme, ces poèmes indiens se ressemblaient tous. C'était toujours un lotus, un condor, un éléphant et un buffle; quelquefois, pour changer, les lotus s'appelaient lotos; mais, à part cette variante, toutes ces rapsodies se valaient: ni passion, ni vérité, ni fantaisie. Des rimes sur des rimes. Une mystification… Voilà ce qu'en moi-même je pensais du grand Baghavat; et je l'aurais peut-être jugé avec moins de sévérité si on m'avait à mon tour demandé quelques vers; mais on ne me demandait rien, et cela me rendait impitoyable… Du ruste, je n'étais pas le seul de mon avis sur la poésie hindoue, J'avais mon voisin de gauche qui n'y mordait pas non plus… Un singulier personnage, mon voisin de gauche: huileux, râpé, luisant, avec un grand front chauve et une longue barbe où couraient toujours quelques fils de vermicelle. C'était le plus vieux de la table et de beaucoup aussi le plus intelligent. Comme tous les grands esprits, il parlait peu, ne se prodiguait pas. Chacun le respectait. On disait de lui: «Il est très fort… c'est un penseur.» Moi, de voir la grimace ironique qui tordait sa bouche en écoutant les vers du grand Baghavat, j'avais conçu de mon voisin de gauche la plus haute opinion. Je pensais:

«Voilà un homme de goût… Si je lui disais mon poème!» Un soir – comme on se levait de table – je fis apporter un flacon d'eau-de-vie, et j'offris au penseur de prendre un petit verre avec moi. Il accepta, je connaissais son vice. Tout en buvant, j'amenai la conversation sur le grand Baghavat, et je commençai par dire beaucoup de mal des lotus, des condors, des éléphants et des buffles. – C'était de l'audace, les éléphants sont si rancuniers! – Pendant que je parlais, le penseur se versait de l'eau-de-vie sans rien dire. De temps en temps, il souriait et remuait approbativement la tête en faisant: «Oua… oua…» Enhardi par ce premier succès, je lui avouai que moi aussi j'avais composé un grand poème et que je désirais le lui soumettre. «Oua… oua…», fit encore le penseur sans sourciller. En voyant mon homme si bien disposé, je me dis: «C'est le moment!» et je tirai mon poème de ma poche. Le penseur, sans s'émouvoir, se versa un cinquième petit verre, me regarda tranquillement dérouler mon manuscrit; mais, au moment suprême il posa sa main de vieil ivrogne sur ma manche: «Un mot, jeune homme, avant de commencer… Quel est votre critérium?»

Je le regardai avec inquiétude.

«Votre critérium!… fit le terrible penseur en haussant la voix. Quel est votre critérium?» Hélas! mon critérium!… je n'en avais pas, je n'avais jamais songé à en avoir un; et cela se voyait du reste, à mon œil étonné, à ma rougeur, à ma confusion.