Avec les cent francs de Jacques et les appointements du théâtre, ils avaient bien sûr de quoi vivre, surtout dans ce quartier de pauvres frères. Mais ni l'un ni l'autre ils ne savaient, comme on dit, ce que c'est que l'argent: lui, parce qu'il n'en avait jamais eu; elle, parce qu'elle en avait toujours eu trop.
Aussi, quel gaspillage! Dès le 5 du mois, la caisse une petite pantoufle javanaise en paille de maïs – la caisse était vide. Il y avait d'abord le kakatoès qui à lui seul, coûtait autant à nourrir qu'une personne de grandeur naturelle. Il y avait ensuite le blanc, le kohl, la poudre de riz, les opiats, les pattes de lièvre, tout l'attirail de la peinture dramatique. Puis les brochures du théâtre étaient trop vieilles, trop fanées; madame voulait des brochures neuves. Il lui fallait aussi des fleurs, beaucoup de fleurs. Elle se serait passée de manger plutôt que de voir ses jardinières vides.
En deux mois, la maison fut criblée de dettes. On devait à l'hôtel, au restaurant, au portier du théâtre.
De temps en temps, un fournisseur se lassait et venait faire du bruit le matin. Ces jours-là, en désespoir de tout, on courait vite chez l'imprimeur de La Comédie pastorale, et on lui empruntait. quelques louis de la part de Jacques. L'imprimeur, qui avait entre les mains le second volume des fameux mémoires et savait Jacques toujours secrétaire de M. d'Hacqueville, ouvrait sa bourse sans méfiance. De louis en louis, on était arrivé à lui emprunter quatre cents francs qui, joints aux neuf cents francs de La Comédie pastorale, portaient la dette de Jacques jusqu'à treize cents francs.
Pauvre mère Jacques! que de désastres l'attendaient à son retour! Daniel disparu, les yeux noirs en larmes, pas un volume vendu et treize cents francs à payer. Comment se tirerait-il de là?… La créole ne s'inquiétait guère, elle. Mais lui, le petit Chose, cette pensée ne le quittait pas, C'était une obsession, une angoisse perpétuelle. Il avait beau chercher à s'étourdir, travailler comme un forçat (et de quel travail, juste Dieu!), apprendre de nouvelles bouffonneries, étudier devant le miroir de nouvelles grimaces, toujours le miroir lui renvoyait l'image de Jacques au lieu de la sienne; entre les lignes de son rôle, au lieu de Langlumeau, de Josias et autres personnages de vaudeville, il ne voyait que le nom de Jacques; Jacques, Jacques, toujours Jacques! Chaque matin, il regardait le calendrier avec, terreur et, comptant les jours qui le séparaient de la première échéance des billets, il se disait en frissonnant: «Plus qu'un mois, plus que trois semaines!» Car il savait bien qu'au premier billet protesté tout serait découvert, et que le martyre de son frère commencerait dès ce jour-là. Jusque dans son sommeil cette idée le poursuivait. Quelquefois il se réveillait en sursaut, le cœur serré, le visage inondé de larmes, avec le souvenir confus d'un rêve terrible et singulier qu'il venait d'avoir.
Ce rêve, toujours le même, revenait presque toutes les nuits. Cela se passait dans une chambre inconnue, où il y avait une grande armoire à vieilles ferrures grimpantes. Jacques était là, pâle, horriblement pâle, étendu sur un canapé; il venait de mourir. Camille Pierrotte était là, elle aussi, et, debout devant l'armoire, elle cherchait à l'ouvrir pour prendre un linceul. Seulement, elle ne pouvait pas y parvenir; et tout en tâtonnant avec la clef autour de la serrure, on l'entendait dire d'une voix navrante: «Je ne peux pas ouvrir… J'ai trop pleuré… je n'y vois plus…» Quoiqu'il voulût s'en défendre, ce rêve l'impressionnait au-delà de la raison. Dès qu'il fermait les yeux, il revoyait Jacques étendu sur le canapé, et Camille aveugle, devant l'armoire… Tous ces remords, toutes ces terreurs, le rendaient de jour en jour plus sombre, plus irritable. La créole, de son côté, n'était plus endurante. D'ailleurs elle sentait vaguement qu'il lui échappait – sans qu'elle sût par où – et cela l'exaspérait. À tout moment, c'étaient des scènes terribles, des cris, des injures, à se croire dans un bateau de blanchisseuses.
Elle lui disait: «Va-t'en avec ta Pierrotte, te faire donner des cœurs de sucre.» Et lui, tout de suite: «Retourne à ton Pacheco te faire fendre la lèvre.» Elle l'appelait: «Bourgeois!» Il lui répondait: «Coquine!» Puis ils fondaient en larmes et se pardonnaient généreusement pour recommencer le lendemain.
C'est ainsi qu'ils vivaient, non! qu'ils croupissaient ensemble, rivés au même fer, couchés dans le même ruisseau… C'est cette existence fangeuse, ce sont ces heures misérables qui défilent aujourd'hui devant mes yeux, quand je fredonne le refrain de la Négresse, le bizarre et mélancolique: Tolocototignan!… Tolocototignan!…
XIII L'ENLEVEMENT
C'ÉTAIT un soir, vers neuf heures, au théâtre Montparnasse. Le petit Chose, qui jouait dans la première pièce, venait de finir et remontait dans sa loge. En montant, il se croisa avec Irma Borel qui allait entrer en scène. Elle était rayonnante, tout en velours et en guipure, l'éventail au poing comme Célimène.
«Viens dans la salle, lui dit-elle en passant, je suis en train… je serai très belle.» Il hâta le pas vers sa loge et se déshabilla bien vite. Cette loge, qu'il partageait avec deux camarades, était un cabinet sans fenêtre, bas de plafond, éclairé au schiste. Deux ou trois chaises de paille formaient l'ameublement. Le long du mur pendaient des fragments de glace, des perruques défrisées, des guenilles à paillettes, velours fanés, dorures éteintes; à terre, dans un coin, des pots de rouge sans couvercle, des houppes à poudre de riz toutes déplumées.
Le petit Chose était là depuis un moment, en train de se désaffubler quand il entendit un machiniste qui l'appelait d'en bas: «Monsieur Daniel! monsieur Daniel!» Il sortit de sa loge et, penché sur le bois humide de la rampe, demanda: «Qu'y a-t-il?» Puis, voyant qu'on ne répondait pas, il descendit, tel qu'il était, à peine vêtu, barbouillé de blanc et de rouge, avec sa grande perruque jaune qui lui tombait sur les yeux.
Au bas de l'escalier, il se heurta contre quelqu'un.
«Jacques!» cria-t-il en reculant.
C'était Jacques… Ils se regardèrent un moment, sans parler. À la fin, Jacques joignit les mains et murmura d'une voix douce, pleine de larmes: «Oh! Daniel!» Ce fut assez. Le petit Chose, remué jusqu'au fond des entrailles, regarda autour de lui comme un enfant craintif et dit tout bas, si bas que son frère put à peine l'entendre: «Emmène-moi d'ici, Jacques.» Jacques tressaillit; et le prenant par la main, il l'entraîna dehors. Un fiacre attendait à la porte; ils y montèrent. «Rue des Dames, aux Batignolles!» cria la mère Jacques. «C'est mon quartier!» répondit le cocher d'une voix joyeuse, et la voiture s'ébranla,
Jacques était à Paris depuis deux jours. Il arrivait de Palerme, où une lettre de Pierrotte – qui lui courait après depuis trois mois – l'avait enfin découvert. Cette lettre, courte et sans phrases, lui apprenait la disparition de Daniel.