En la lisant, Jacques devina tout. Il se dit: «L'enfant fait des bêtises… Il faut que j'y aille.» Et sur le champ il demanda un congé au marquis.
«Un congé! fit le bonhomme en bondissant… Etes-vous fou?… Et mes mémoires?…
– Rien que huit jours, monsieur le marquis, le temps d'aller et de revenir; il y va de la vie de mon frère. – Je me moque pas mal de votre frère… Est-ce que vous n'étiez pas prévenu, en entrant? Avez-vous oublié nos conventions?
– Non, monsieur le marquis, mais…
– Pas de mais qui tienne. Il en sera de vous comme des autres. Si vous quittez votre place pour huit jours, vous n'y rentrerez jamais. Réfléchissez là-dessus, je vous prie… et tenez! pendant que vous faites vos réflexions, mettez-vous là. Je vais dicter.
– C'est tout réfléchi, monsieur le marquis, Je m'en vais. – Allez au diable.» Sur quoi l'intraitable vieillard prit son chapeau et se rendit au consulat français pour s'informer d'un nouveau secrétaire.
Jacques partit le soir même.
En arrivant à Paris, il courut rue Bonaparte. «Mon frère est là-haut?» cria-t-il au portier qui fumait sa pipe dans la cour, à califourchon sur la fontaine. Le portier se mit à rire: «Il y a beau temps qu'il court», dit-il sournoisement.
Il voulait faire le discret, mais une pièce de cent sous lui desserra les dents. Alors il raconta que depuis longtemps le petit du cinquième et la dame du premier avaient disparu, qu'ils se cachaient on ne sait où, dans quelque coin de Paris mais ensemble! coup sûr, car la Négresse Coucou-Blanc venait tous les mois voir s'il n'y avait rien pour eux. Il ajouta que M. Daniel, en partant, avait oublié de lui donner congé, et qu'on lui devait les loyers des quatre derniers mois sans parler d'autres menues dettes.
«C'est bien, dit Jacques, tout sera payé. Et sans perdre une minute, sans prendre seulement le temps de secouer la poussière du voyage, il se mit à la recherche de son enfant.
Il alla d'abord chez l'imprimeur, pensant avec raison que le dépôt général de La Comédie pastorale étant là, Daniel devait y venir souvent.
«J'allais vous écrire, lui dit l'imprimeur en le voyant entrer. Vous savez que le premier billet échoit dans quatre jours.».
Jacques répondit sans s'émouvoir! «J'y ai songé, Dès demain j'irai faire ma tournée chez les libraires!.
Ils ont de l'argent à me remettre. La vente a très bien marché.» L'imprimeur ouvrit démesurément ses gros yeux bleus d'Alsace.
«Comment?… La vente a bien marché! Qui vous a dit cela?» Jacques pâlit, pressentant une catastrophe.
«Regardez donc dans ce coin, continua l'Alsacien, tous ces volumes empilés. C'est La Comédie pastorale. Depuis cinq mois qu'elle est dans le commerce, on n'en a vendu qu'un exemplaire. À la fin, les libraires se sont lassés et m'ont renvoyé les volumes qu'ils avaient en dépôt. À l'heure qu'il est, tout cela n'est plus bon qu'à vendre au poids du papier. C'est dommage, c'était bien imprimé.» Chaque parole de cet homme tombait sur la tête de Jacques comme un coup de canne plombée, mais ce qui l'acheva, ce fut d'apprendre que Daniel, en son nom, avait emprunté de l'argent à l'imprimeur.
«Pas plus tard qu'hier, dit l'impitoyable Alsacien, il m'a envoyé une horrible Négresse pour me demander deux louis; mais j'ai refusé net. D'abord parce que ce mystérieux commissionnaire à tête de ramoneur ne m'inspirait pas confiance; et puis, vous comprenez; monsieur Eyssette, moi, je ne suis pas riche, et cela fait déjà plus de quatre cents francs que j'avance à votre frère.
– Je le sais, répondit fièrement la mère Jacques, mais soyez sans inquiétude, cet argent, vous sera bientôt rendu.» Puis il sortit bien vite, de peur de laisser voir son émotion. Dans la rue, il fut obligé de s'asseoir sur une borne. Les jambes lui manquaient. Son enfant en fuite, sa place perdue, l'argent de l'imprimeur à rendre, la chambre, le portier, l'échéance du surlendemain, tout cela bourdonnait, tourbillonnait dans sa cervelle… Tout à coup il se leva: «D'abord les dettes, se dit-il, c'est le plus pressé.» Et malgré la lâche conduite de son frère envers les Pierrotte, il alla sans hésiter s'adresser à eux.
En entrant dans le magasin de l'ancienne maison Lalouette, Jacques aperçut derrière le comptoir une grosse face jaunie et bouffie que d'abord il ne reconnaissait pas; mais au bruit que fit la porte, la grosse face se souleva, et voyant qui venait d'entrer, poussa un retentissant «C'est bien le cas de le dire» auquel on ne pouvait pas se tromper… Pauvre Pierrotte! Le chagrin de sa fille en avait fait un autre homme. Le Pierrotte d'autrefois, si jovial et si rubicond, n'existait plus: Les larmes que sa petite versait depuis cinq mois avaient rougi ses yeux, fondu ses joues. Sur ses lèvres décolorées, le rire éclatant des anciens jours faisait place maintenant à un sourire froid, silencieux, le sourire des veuves et des amantes délaissées. Ce n'était plus Pierrotte, c'était Ariane, c'était Nina.
Du reste, dans le magasin de l'ancienne maison Lalouette, il n'y avait que lui de changé. Les bergères coloriées, les Chinois à bedaines violettes, souriaient toujours béatement sur les hautes étagères, parmi les verres de Bohême et les assiettes à grandes fleurs.
Les soupières rebondies, les carcels en porcelaine peinte, reluisaient toujours par places derrière les mêmes vitrines et dans l'arrière-boutique la même flûte roucoulait toujours discrètement.
«C'est moi, Pierrotte, dit la mère Jacques en affermissant sa voix, je viens vous demander un grand service. Prêtez-moi quinze cents francs.» Pierrotte, sans répondre, ouvrit sa caisse, remua quelques écus; puis, repoussant le tiroir, il se leva tranquillement.
«Je ne les ai pas ici, monsieur Jacques. Attendez-moi, je vais les chercher là-haut.» Avant de sortir, il ajouta d'un air contraint: «Je ne vous dis pas de monter; cela lui ferait trop de peine.» Jacques soupira. «Vous avez raison, Pierrotte, il vaut mieux que je ne monte pas.» Au bout de cinq minutes, le Cévenol revint avec deux billets de mille francs qu'il lui mit dans la main.
Jacques ne voulait pas les prendre: «Je n'ai besoin que de quinze cents francs», disait-il. Mais le Cévenol insista: «Je vous en prie, monsieur Jacques, gardez tout.
Je tiens à ce chiffre de deux mille francs. C'est ce que mademoiselle m'a prêté dans le temps pour m'acheter un homme. Si vous me refusiez, c'est bien le cas de le dire, je vous en voudrais mortellement.» Jacques n'osa pas refuser; il mit l'argent dans sa poche, et, tendant la main au Cévenol, il lui dit très simplement: «Adieu, Pierrotte, et merci!» Pierrotte lui retint la main.
Ils restèrent quelque temps ainsi, émus et silencieux, en face l'un de l'autre. Tous les deux, ils avaient le nom de Daniel sur les lèvres, mais ils n'osaient pas le prononcer, par une même délicatesse… Ce père et cette mère se comprenaient si bien!… Jacques, le premier, se dégagea doucement. Les larmes le gagnaient; il avait hâte de sortir, Le Cévenol l'accompagna jusque dans le passage. Arrivé là, le pauvre homme ne put pas contenir plus longtemps l'amertume dont son cœur était plein, et il commença d'un air de reproche: «Ah! monsieur Jacques… monsieur Jacques… c'est bien le cas de le dire!…» Mais il était trop ému pour achever sa traduction, et ne put que répéter deux fois de suite: «C'est bien le cas de le dire… C'est bien le cas de le dire…» Oh! oui, c'était bien le cas de le dire! En quittant Pierrotte, Jacques retourna chez l'imprimeur. Malgré les protestations de l'Alsacien, il voulut lui rendre sur-le-champ les quatre cents francs prêtés à Daniel. Il lui laissa en outre, pour n'avoir plus à s'inquiéter, l'argent des trois billets à échoir; après quoi, se sentant le cœur plus léger, il se dit: