Un monsieur de Huit-à-Dix quelconque lui fit sans doute oublier son Dani-Dan, et jamais plus, jamais plus, je n'entendis parler d'elle, ni de sa Négresse Coucou-Blanc.
Un soir, au retour d'une de mes courses mystérieuses, j'entrai dans la chambre avec un cri de joie: «Jacques! Jacques! Une bonne nouvelle. J'ai trouvé une place… Voilà dix jours que, sans t'en rien dire, je battais le pavé à cette intention… Enfin, c'est fait. J'ai une place… Dès demain, j'entre comme surveillant général à l'institution Ouly, à Montmartre, tout près de chez nous… J'irai de sept heures du matin à sept heures du soir… Ce sera beaucoup de temps passé loin de toi, mais au moins je gagnerai ma vie, et je pourrai te soulager un peu.» Jacques releva sa tête de dessus ses chiffres, et me répondit assez froidement: «Ma foi! mon cher, tu fais bien de venir à mon secours… La maison serait trop lourde pour moi seul… Je ne sais pas ce que j'ai, mais depuis quelque temps je me sens tout patraque.» Un violent accès de toux l'empêcha de continuer. Il laissa tomber sa plume d'un air de tristesse et vint se jeter sur le canapé… De le voir allongé là-dessus, pâle, horriblement pâle, la terrible vision de mon rêve passa encore une fois devant mes yeux, mais ce ne fut qu'un éclair… Presque aussitôt ma mère Jacques se releva et se mit à rire en voyant ma mine égarée:
«Ce n'est rien, nigaud! C'est un peu de fatigue.
J'ai trop travaillé ces derniers temps… Maintenant que tu as une place, j'en prendrai plus à mon aise, et dans huit jours je serai guéri.» Il disait cela si naturellement, d'une figure si riante, que mes tristes pressentiments s'envolèrent, et, d'un grand mois, je n'entendis plus dans mon cerveau le battement de leurs ailes noires…
Le lendemain, j'entrai à l'institut Ouly.
Malgré son étiquette pompeuse, l'institution Ouly était une petite école pour rire, tenue par une vieille dame à repentirs, que les enfants appelaient «bonne amie». Il y avait là-dedans une vingtaine de petits bonshommes, mais, vous savez! des tout petits, de ceux qui viennent à la classe avec leur goûter dans un panier, et toujours un bout de chemise qui passe.
C'étaient nos élèves. Mme Ouly leur apprenait des cantiques; moi, je les initiais aux mystères de l'alphabet. J'étais en outre chargé de surveiller les récréations, dans une cour où il y avait des poules et un coq d'Inde dont ces messieurs avaient grand-peur.
Quelquefois aussi, quand «bonne amie» avait sa goutte, c'était moi qui balayais la classe, besogne bien peu digne d'un surveillant général, et que pourtant je faisais sans dégoût, tant je me sentais heureux de pouvoir gagner ma vie… Le soir, en rentrant à l'hôtel Pilois, je trouvais le dîner servi et la mère Jacques qui m'attendait… Après dîner, quelques tours de jardin faits à grands pas, puis la veillée au coin du feu… Voilà toute notre vie… De temps en temps, on recevait une lettre de M. ou Mme Eyssette; c'étaient nos grands événements. Mme Eyssette continuait à vivre chez l'oncle Baptiste; M. Eyssette voyageait toujours pour la Compagnie vinicole.
Les affaires n'allaient pas trop mal. Les dettes de Lyon étaient aux trois quarts payées. Dans un an ou deux, tout serait réglé, et on pourrait songer à se remettre tous ensemble…
Moi, j'étais d'avis, en attendant, de faire venir Mme Eyssette à l'hôtel Pilois avec nous, mais Jacques ne voulait pas. «Non! pas encore, disait-il d'un air singulier, pas encore… Attendons!» Et cette réponse, toujours la même, me brisait le cœur. Je me disais: «Il se méfie de moi… Il a peur que je fasse encore quelque folie quand Mme Eyssette sera ici. C'est pour cela qu'il veut attendre encore…» Je me trompais… Ce n'était pas pour cela que Jacques disait: «Attendons!»
XV LECTEUR,
Si tu as Un esprit fort, Si tes rêves te font sourire, si tu n'as jamais eu le cœur mordu – mordu jusqu'à crier – par le pressentiment des choses futures, si tu es un homme positif, une de ces têtes de fer que la réalité seule impressionne et qui ne laissent pas traîner un grain de superstition dans leurs cerveaux, si tu ne veux en aucun cas croire au surnaturel, admettre l'inexplicable, n'achève pas de lire ces mémoires. Ce qui me reste à dire en ces derniers chapitres est vrai comme la vérité éternelle; mais tu ne le croiras pas.
C'était le 4 décembre…
Je revenais de l'institution Ouly encore plus vite que d'ordinaire. Le matin, j'avais laissé Jacques à la maison, se plaignant d'une grande fatigue, et je languissais d'avoir de ses nouvelles. En traversant le jardin, je me jetai dans les jambes de M. Pilois, debout près du figuier, et causant à voix basse avec un gros personnage court et pattu, qui paraissait avoir beaucoup de peine à boutonner ses gants.
Je voulais m'excuser et passer outre, mais l'hôtelier me retint:
«Un mot, monsieur Daniel!» Puis, se tournant vers l'autre, il ajouta:
«C'est le jeune homme en question. Je crois que vous feriez bien de le prévenir…» Je m'arrêtai fort intrigué. De quoi ce gros bonhomme voulait-il me prévenir? Que ses gants étaient beaucoup trop étroits pour ses pattes? Je le voyais bien, parbleu!…
Il y eut un moment de silence et de gêne. M. Pilois, le nez en l'air, regardait dans son figuier comme pour y chercher les figues qui n'y étaient pas. L'homme aux gants tirait toujours sur ses boutonnières… À la fin, pourtant, il se décida à parler; mais sans lâcher son bouton, n'ayez pas peur.
«Monsieur, me dit-il, je suis depuis vingt ans médecin de l'hôtel Pilois, et j'ose affirmer…» Je ne le laissai pas achever sa phrase. Ce mot de médecin m'avait tout appris. «Vous venez pour mon frère, lui demandai-je en tremblant… Il est bien malade, n'est-ce pas?» Je ne crois pas que ce médecin fût un méchant homme, mais, à ce moment-là, c'étaient ses gants surtout qui le préoccupaient, et sans songer qu'il parlait à l'enfant de Jacques, sans essayer d'amortir le coup, il me répondit brutalement: «S'il est malade! je crois bien… Il ne passera pas la nuit.» Ce fut bien assené, je vous en réponds. La maison, le jardin, M. Pilois, le médecin, je vis tout tourner.
Je fus obligé de m'appuyer contre le figuier. Il avait le poignet rude, le docteur de l'hôtel Pilois!… Du reste, il ne s'aperçut de rien et continua avec le plus grand calme, sans cesser de boutonner ses gants:
«C'est un cas foudroyant de phtisie galopante… Il n'y a rien à faire, du moins rien de sérieux… D'ailleurs on m'a prévenu beaucoup trop tard; comme toujours.
– Ce n'est pas ma faute, docteur – fit le bon M. Pilois qui persistait à chercher des figues avec la plus grande attention, un moyen comme un autre de cacher ses larmes -, ce n'est pas ma faute. Je savais depuis longtemps qu'il était malade, ce pauvre M. Eyssette, et je lui ai souvent conseillé de faire venir quelqu'un; mais il ne voulait jamais. Bien sûr qu'il avait peur d'effrayer son frère… C'était si uni, voyez-vous! ces enfants là!» Un sanglot désespéré me jaillit du fond des entrailles.
«Allons! mon garçon, du courage! me dit l'homme aux gants d'un air de bonté… Qui sait? la science a prononcé son dernier mot, mais la nature pas encore…
Je reviendrai demain matin.» Là-dessus, il fit une pirouette et s'éloigna avec un soupir de satisfaction; il venait d'en boutonner un!
Je restai encore un moment dehors, pour essuyer mes yeux et me calmer un peu; puis, faisant appel à tout mon courage, j'entrai dans notre chambre d'un air délibéré.
Ce que je vis, en ouvrant la porte, me terrifia.