«J'y penserai demain, en disant ma messe. Comment s'appelle-t-il?…
– Attends… c'est un nom du Midi, assez difficile à retenir… Jacques Eysset… Oui, c'est cela… Jacques Eyssette…»
Ce nom rappela à l'abbé certain petit pion de sa connaissance; et sans perdre une minute il courut à l'hôtel Pilois… En rentrant, il m'aperçut debout, cramponné à la main de Jacques. Il ne voulut pas déranger ma douleur et renvoya tout le monde en disant qu'il veillerait avec moi; puis il s'agenouilla, et ce ne fut que fort avant dans la nuit qu'effrayé de mon immobilité, il me frappa sur l'épaule et se fit connaître.
À partir de ce moment, je ne sais plus bien ce qui se passa. La fin de cette nuit terrible, le jour qui la suivit, le lendemain de ce jour et beaucoup d'autres lendemains encore ne m'ont laissé que de vagues souvenirs confus. Il y a là un grand trou dans ma mémoire. Pourtant je me souviens, – mais comme de choses arrivées il y a des siècles -, d'une longue marche interminable dans la boue de Paris, derrière la voiture noire. Je me vois allant, tête nue, entre Pierrotte et l'abbé Germane. Une pluie froide mêlée de grésil nous fouette le visage; Pierrotte a un grand parapluie; mais il le tient si mal et la pluie tombe si dru que la soutane de l'abbé ruisselle, toute luisante!… Il pleut! il pleut! oh! comme il pleut! Près de nous, à côté de la voiture, marche un long monsieur tout en noir, qui porte une baguette d'ébène. Celui-là, c'est le maître des cérémonies, une sorte de chambellan de la mort. Comme tous les chambellans, il a le manteau de soie, l'épée, la culotte courte et le claque… Est-ce une hallucination de mon cerveau?… Je trouve que cet homme ressemble à M. Viot, le surveillant général du collège de Sarlande.
Il est long comme lui, tient comme lui sa tête penchée sur l'épaule, et chaque fois qu'il me regarde, il a ce même sourire faux et glacial qui courait sur les lèvres du terrible porte-clefs. Ce n'est pas M. Viot, mais c'est peut-être son ombre.
La voiture noire avance toujours, mais si lentement, si lentement… Il me semble que nous n'arriverons jamais… Enfin, nous voici dans un jardin triste, plein d'une boue jaunâtre où l'on enfonce jusqu'aux chevilles. Nous nous arrêtons au bord d'un grand trou. Des hommes en manteaux courts apportent une grande boîte très lourde qu'il faut descendre là-dedans. L'opération est difficile. Les cordes, toutes raides de pluie, ne glissent pas. J'entends un des hommes qui crie: «Les pieds en avant! les pieds en avant!…» En face de moi, de l'autre côté du trou, l'ombre de M. Viot, la tête penchée sur l'épaule, continue à me sourire doucement. Longue, mince, étranglée dans ses habits de deuil, elle se détache sur le gris du ciel, comme une grande sauterelle noire, toute mouillée…
Maintenant, je suis seul avec Pierrotte… Nous descendons le faubourg Montmartre… Pierrotte cherche une voiture, mais il n'en trouve pas. Je marche à côté de lui, mon chapeau à la main; il me semble que je suis toujours derrière le corbillard… Tout le long du faubourg, les gens se retournent pour voir ce gros homme qui pleure en appelant des fiacres et cet enfant qui va tête nue sous une pluie battante…
Nous allons, nous allons toujours. Et je suis las, et ma tête est lourde… Enfin, voici le passage du Saumon, l'ancienne maison Lalouette avec ses contrevents peints, ruisselants d'eau verte… Sans entrer dans la boutique, nous montons chez Pierrotte… Au premier étage, les forces me manquent. Je m'assieds sur une marche. Impossible d'aller plus loin; ma tête est trop lourde… Alors Pierrette me prend dans ses bras; et tandis qu'il me monte chez lui aux trois quarts mort et grelottant de fièvre, j'entends le grésil qui pétille sur la vitrine du passage et l'eau des gouttières qui tombe à grand bruit dans la cour… Il pleut! il pleut! oh! comme il pleut!
XVI LA FIN DU REVE
LE petit Chose est malade; le petit Chose va mourir…
Devant le passage du Saumon, une large litière de paille qu'on renouvelle tous les deux jours fait dire aux gens de la rue: «Il y a là-haut quelque vieux richard en train de mourir…» Ce n'est pas un vieux richard qui va mourir, c'est le petit Chose… Tous les médecins l'ont condamné, Deux fièvres typhoïdes en deux ans, c'est beaucoup trop pour ce cervelet d'oiseau-mouche! Allons! vite, attelez la voiture noire! Que la grande sauterelle prépare sa baguette d'ébène et son sourire désolé! le petit Chose est malade; le petit Chose va mourir.
Il faut voir quelle consternation dans l'ancienne maison Lalouette! Pierrotte ne dort plus; les yeux noirs se désespèrent. La dame de grand mérite feuillette son Raspail avec frénésie, en suppliant le bienheureux saint Camphre de faire un nouveau miracle en faveur du cher malade… Le salon jonquille est condamné, le piano mort, la flûte enclouée. Mais le plus navrant de tout, oh! le plus navrant c'est une petite robe noire assise dans un coin de la maison, et tricotant du matin au soir, sans rien dire, avec de grosses larmes qui coulent.
Or, tandis que l'ancienne maison Lalouette se lamente ainsi nuit et jour, le petit Chose est bien tranquillement couché dans un grand lit de plumes, sans se douter des pleurs qu'il fait répandre autour de lui. Il a les yeux ouverts, mais il ne voit rien; les objets ne vont pas jusqu'à son âme. Il n'entend rien non plus, rien qu'un bourdonnement sourd, un roulement confus, comme s'il avait pour oreilles deux coquilles marines; ces grosses coquilles à lèvres roses où l'on entend ronfler la mer. Il ne parle pas, il ne pense pas: vous diriez une fleur malade…
Pourvu qu'on lui tienne une compresse d'eau fraîche sur la tête et un morceau de glace dans la bouche, c'est tout ce qu'il demande. Quand la glace est fondue, quand la compresse est desséchée au feu de son crâne, il pousse un grognement c'est toute sa conversation.
Plusieurs jours se passent ainsi, – jours sans heures, jours de chaos, puis subitement, un beau matin, le petit Chose éprouve une sensation singulière. Il semble qu'on vient de le tirer du fond de la mer.
Ses yeux voient, ses oreilles entendent. Il respire; il reprend pied… La machine à penser, qui dormait dans un coin du cerveau avec ses rouages fins comme des cheveux de fée, se réveille et se met en branle; d'abord lentement, puis un peu plus vite, puis avec une rapidité folle – tic! tic! tic! – à croire que tout va casser. On sent que cette jolie machine n'est pas faite pour dormir et qu'elle veut réparer le temps perdu… Tic! tic! tic!… Les idées se croisent, s'enchevêtrent comme des fils de soie: «Où suis-je, mon Dieu?… Qu'est-ce que c'est que ce grand lit?…
Et ces trois dames, là-bas, près de la fenêtre, qu'est-ce qu'elles font?… Cette petite robe noire qui me tourne le dos, est-ce que je ne la connais pas?… On dirait que…» Et pour mieux regarder cette robe noire qu'il croit reconnaître, péniblement le petit Chose se soulève sur son coude et se penche hors du lit, puis tout de suite se jette en arrière, épouvanté… Là, devant lui, au milieu de la chambre, il vient d'apercevoir une armoire en noyer avec de vieilles ferrures qui grimpent sur le devant. Cette armoire, il la reconnaît; il l'a vue déjà dans un rêve, dans un horrible rêve…
Tic! tic! tic! La machine à penser va comme le vent… Oh! maintenant le petit Chose se rappelle.
L'hôtel Pilois, la mort de Jacques, l'enterrement, l'arrivée chez Pierrotte dans la pluie, il revoit tout, il se souvient de tout. Hélas! en renaissant à la vie, le malheureux enfant vient de renaître à la douleur; et sa première parole est un gémissement…
À ce gémissement, les trois femmes qui travaillaient là-bas, près de la fenêtre, ont tressailli. Une d'elles, la plus jeune, se lève en criant: «De la glace! de la glace!» Et vite elle court à la cheminée prendre un morceau de glace qu'elle vient présenter au petit Chose; mais le petit Chose n'en veut pas… Doucement il repousse la main qui cherche ses lèvres; c'est une main bien fine pour une main de garde malades! En tout cas d'une voix qui tremble, il dit: