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«Bonjour, Camille!…» Camille Pierrotte est si surprise d'entendre parler le moribond qu'elle reste là tout interdite, le bras tendu, la main ouverte, avec son morceau de glace claire qui tremble au bout de ses doigts roses de froid.

«Bonjour, Camille! reprend le petit Chose. Oh! je vous reconnais bien, allez!… J'ai toute ma tête maintenant… Et vous? est-ce que vous me voyez?…

Est-ce que vous pouvez me voir?» Camille Pierrotte ouvre de grands yeux:

«Si je vous vois, Daniel!… Je crois bien que je vous vois!…» Alors, à l'idée que l'armoire a menti, que Camille Pierrotte n'est pas aveugle, que le rêve, l'horrible rêve, ne sera pas vrai jusqu'au bout, le petit Chose reprend courage et se hasarde à faire d'autres questions: «J'ai été bien malade, n'est-ce pas, Camille?

– Oh! oui, Daniel, bien malade…

– Est-ce que je suis couché depuis longtemps?…

– Il y aura demain trois semaines…

– Miséricorde! trois semaines!… Déjà trois semaines que ma pauvre mère Jacques…» Il n'achève pas sa phrase et cache sa tête dans l'oreiller en sanglotant.

… À ce moment, Pierrotte entre dans la chambre; il amène un nouveau médecin. (Pour peu que la maladie continue, toute l'Académie de médecine y passera.) Celui-ci est l'illustre docteur Broum-Broum, un gaillard qui va vite en besogne et ne s'amuse pas à boutonner ses gants au chevet des malades. Il s'approche du petit Chose, lui tâte le pouls, lui regarde les yeux et la langue, puis se tournant vers Pierrotte:

«Qu'est-ce que vous me chantiez donc?… Mais il est guéri ce garçon-là…

– Guéri! fait le bon Pierrotte, en joignant les mains.

– Si bien guéri que vous allez me jeter tout de suite cette glace par la fenêtre et donner à votre malade une aile de poulet aspergée de Saint-Emilion…

«Allons! ne vous désolez plus, ma petite demoiselle; dans huit jours, ce jeune trompe-la-mort sera sur pied, c'est moi qui vous en réponds… D'ici là, gardez-le bien tranquille dans son lit; évitez-lui toute émotion, toute secousse; c'est le point essentiel!…

«Pour le reste, laissons faire la nature: elle s'entend à soigner mieux que vous et moi…» Ayant ainsi parlé, l'illustre docteur Broum-Broum donne une chiquenaude au jeune trompe-la-mort, un sourire à Mlle Camille, et s'éloigne lestement, escorté du bon Pierrotte qui pleure de joie et répète tout le temps: «Ah! monsieur le docteur, c'est bien le cas de le dire… c'est bien le cas de le dire…» Derrière eux, Camille veut faire dormir le malade; mais il refuse avec énergie:

«Ne vous en allez pas, Camille, je vous en prie…

«Ne me laissez pas seul… Comment voulez-vous que je dorme avec le gros chagrin que j'ai?

– Si, Daniel, il le faut… Il faut que vous dormiez…

«Vous avez besoin de repos; le médecin l'a dit…

«Voyons! soyez raisonnable, fermez les yeux et ne pensez à rien… tantôt je viendrai vous voir encore; et, si vous avez dormi, je resterai bien longtemps.

– Je dors… je dors…», dit le petit Chose en fermant les yeux. Puis se ravisant: «Encore un mot, Camille!… Quelle est donc cette petite robe noire que j'ai aperçue ici tout à l'heure?

– Une robe noire!…

– Mais oui! vous savez bien! cette petite robe noire qui travaillait là-bas avec vous, près de la fenêtre… Maintenant, elle n'y est plus… Mais tout à l'heure je l'ai vue, j'en suis sûr… – Oh! non! Daniel, vous vous trompez… J'ai travaillé ici toute la matinée avec Mme Tribou, votre vieille amie Mme Tribou, vous savez! celle que vous appeliez la dame de grand mérite. Mais Mme Tribou n'est pas en noir… elle a toujours sa même robe verte… Non! sûrement, il n'y a pas de robe noire dans la maison… Vous avez dû rêver cela… Allons! Je m'en vais… Dormez bien…» Là-dessus, Camille Pierrotte s'encourt vite, toute confuse et le feu aux joues, comme si elle venait de mentir.

Le petit Chose reste seul; mais il n'en dort pas mieux. La machine aux fins rouages fait le diable dans sa cervelle. Les fils de soie se croisent, s'enchevêtrent… Il pense à son bien-aimé qui dort dans l'herbe de Montmartre; il pense aux yeux noirs aussi à ces belles lumières sombres que la Providence semblait avoir allumées exprès pour lui et qui maintenant…

Ici, la porte de la chambre s'entrouvre doucement, doucement, comme si quelqu'un voulait entrer; mais presque aussitôt on entend Camille Pierrotte dire à voix basse:

«N'y allez pas… L'émotion va le tuer, s'il se réveille…» Et voilà la porte qui se referme doucement, doucement, comme elle s'était ouverte. Par malheur, un pan de robe noire se trouve pris dans la rainure; et ce pan de robe qui passe, de son lit le petit Chose l'aperçoit…

Du coup son cœur bondit; ses yeux s'allument, et, se dressant sur son coude, il se met à crier bien fort:

«Mère! Mère! pourquoi ne venez vous pas m'embrasser?…» Aussitôt la porte s'ouvre. La petite robe noire qui n'y peut plus tenir, se précipite dans la chambre; mais au lieu d'aller vers le lit, elle va droit à l'autre bout de la pièce, les bras ouverts, en appelant:

«Daniel! Daniel! – Par ici, mère…, crie le petit Chose, qui lui tend les bras en riant… Par ici; vous ne me voyez donc pas?…» Et alors Mme Eyssette, à demi tournée vers le lit, tâtonnant dans l'air autour d'elle avec ses mains qui tremblent, répond d'une voix navrante: «Hélas! non! mon cher trésor, je ne te vois pas…, Jamais plus je ne te verrai… Je suis aveugle!» En entendant cela, le petit Chose pousse un grand cri et tombe à la renverse sur son oreiller…

Certes, qu'après vingt ans de misères et de souffrances, deux enfants morts, son foyer détruit, son mari loin d'elle, la pauvre mère Eyssette ait ses yeux divins tout brûlés par les larmes comme les voilà, il n'y a rien là-dedans de bien extraordinaire… Mais pour le petit Chose, quelle coïncidence avec son rêve!

Quel dernier coup terrible la destinée lui tenait en réserve! Est-ce qu'il ne va pas en mourir de celui-là?…

Eh bien, non!… le petit Chose ne mourra pas. Il ne faut pas qu'il meure. Derrière lui que deviendrait la pauvre mère aveugle? Où trouverait-elle des larmes pour pleurer ce troisième fils? Que deviendrait le père Eyssette, cette victime de l'honneur commercial, ce Juif errant de la viniculture, qui n'a pas même le temps de venir embrasser son enfant malade, ni de porter une fleur à son enfant mort? Qui reconstruirait le foyer, ce beau foyer de famille où les deux vieux viendront un jour chauffer leurs pauvres mains glacées?… Non! non! le petit Chose ne veut pas mourir. Il se cramponne à la vie, au contraire, et de toutes ses forces… On lui a dit que, pour guérir plus vite, il ne fallait pas penser, il ne pense pas; qu'il ne fallait pas parler, il ne parle pas; qu'il ne fallait pas pleurer, il ne pleure pas… C'est plaisir de le voir dans son lit, l'air paisible, les yeux ouverts, jouant pour se distraire avec les glands de l'édredon. Une vraie convalescence de chanoine…

Autour de lui, toute la maison Lalouette s'empresse silencieuse. Mme Eyssette passe ses journées au pied du lit, avec son tricot; la chère aveugle a tellement l'habitude des longues aiguilles qu'elle tricote aussi bien que du temps de ses yeux. La dame de grand mérite est là, elle aussi; puis, à tout moment on voit paraître à la porte la bonne figure de Pierrotte. Il n'y a pas jusqu'au joueur de flûte qui ne monte prendre des nouvelles quatre ou cinq fois dans le jour. Seulement, il faut bien le dire, celui-là ne vient pas pour le malade; c'est la dame de grand mérite qui l'attire surtout… Depuis que Camille Pierrotte lui a formellement déclaré qu'elle ne voulait ni de lui ni de sa flûte, le fougueux instrumentiste s'est rabattu sur la veuve Tribou qui, pour être moins riche et moins jolie que la fille du Cévenol, n'est pas cependant tout à fait dépourvue de charmes ni d'économies. Avec cette romanesque matrone, l'homme flûte n'a pas perdu son temps, à la troisième séance, il y avait déjà du mariage dans l'air, et l'on parlait vaguement de monter une herboristerie rue des Lombards, avec les économies de la dame. C'est pour ne pas laisser dormir ces beaux projets, que le jeune virtuose vient si souvent prendre des nouvelles.