Que voulez-vous? les poèmes ont leurs destinées; il paraît que la destinée de Religion! Religion! poème en douze chants, était de ne pas être en douze chants du tout. Le poète eut beau faire, il n'alla jamais plus loin que les quatre premiers vers. C'était fatal. À la fin, le malheureux garçon, impatienté, envoya son poème au diable et congédia la Muse (on disait encore la Muse en ce temps-là). Le jour même, ses sanglots le reprirent et les petits pots de colle reparurent devant le feu… Et le cahier rouge?… Oh! le cahier rouge, il avait sa destinée aussi, celui-là.
Jacques me dit: «Je te le donne, mets-y ce que tu voudras.» Savez-vous ce que j'y mis, moi?… Mes poésies, parbleu! les poésies du petit Chose. Jacques m'avait donné son mal.
Et maintenant, si le lecteur le veut bien, pendant que le petit Chose est en train de cueillir des rimes, nous allons d'une enjambée franchir quatre ou cinq années de sa vie. J'ai hâte d'arriver à un certain printemps de 18…, dont la maison Eyssette n'a pas encore aujourd'hui perdu le souvenir; on a comme cela des dates dans les familles.
Du reste, ce fragment de ma vie que je passe sous silence, le lecteur ne perdra rien à ne pas le connaître. C'est toujours la même chanson, des larmes et de la misère! les affaires qui ne vont pas, des loyers en retard, des créanciers qui font des scènes, les diamants de la mère vendus, l'argenterie au mont-de-piété, les draps de lit qui ont des trous, les pantalons qui ont des pièces, des privations de toutes sortes, des humiliations de tous les jours, l'éternel «comment ferons-nous demain?», le coup de sonnette insolent des huissiers, le concierge qui sourit quand on passe, et puis les emprunts, et puis les prêts, et puis… et puis…
Nous voilà donc en 18…
Cette année-là, le petit Chose achevait sa philosophie.
C'était, si j'ai bonne mémoire, un jeune garçon très prétentieux, se prenant tout à fait au sérieux comme philosophe et aussi comme poète; du reste pas plus haut qu'une botte et sans un poil de barbe au menton.
Or, un matin que ce grand philosophe de petit Chose se disposait à aller en classe, M. Eyssette père l'appela dans le magasin et, sitôt qu'il le vit entrer, lui fit de sa voix brutale:
«Daniel, jette tes livres, tu ne vas plus au collège.» Ayant dit cela, M. Eyssette père se mit à marcher à grands pas dans le magasin, sans parler. Il paraissait très ému, et le petit Chose aussi, je vous assure…
Après un long moment de silence, M. Eyssette père reprit la parole:
«Mon garçon, dit-il, j'ai une mauvaise nouvelle à t'apprendre, oh! bien mauvaise… nous allons être obligés de nous séparer tous, voici pourquoi.» Ici, un grand sanglot, un sanglot déchirant retentit derrière la porte entrebâillée.
«Jacques, tu es un âne!» cria M. Eyssette sans se retourner, puis il continua:
«Quand nous sommes venus à Lyon, il y a six ans, ruinés par les révolutionnaires, j'espérais, à force de travail, arriver à reconstruire notre fortune; mais le démon s'en mêle! Je n'ai réussi qu'à nous enfoncer jusqu'au cou dans les dettes et dans la misère… À présent, c'est fini, nous sommer embourbés… Pour sortir de là, nous n'avons qu'un parti à prendre, maintenant que vous voilà grandis: vendre le peu qui nous reste et chercher notre vie chacun de notre côté.» Un nouveau sanglot de l'invisible Jacques vint interrompre M. Eyssette; mais il était tellement ému lui-même qu'il ne se fâcha pas. Il fit seulement signe à Daniel de fermer la porte, et, la porte fermée, il reprit:
«Voici donc ce que j'ai décidé: jusqu'à nouvel ordre, ta mère va s'en aller vivre dans le Midi, chez son frère, l'oncle Baptiste. Jacques restera à Lyon; il a trouvé un petit emploi au mont-de-piété, Moi, j'entre commis voyageur à la Société vinicole… Quant à toi, mon pauvre enfant, il va falloir aussi que tu gagnes ta vie… Justement, je reçois une lettre du recteur qui te propose une place de maître d'étude; tiens, lis!» Le petit Chose prit la lettre.
«D'après ce que je vois, dit-il tout en lisant, je n'ai pas de temps à perdre.
– Il faudrait partir demain.
– C'est bien, je partirai…» Là-dessus le petit Chose replia la lettre et la rendit à son père d'une main qui ne tremblait pas. C'était un grand philosophe, comme vous voyez.
À ce moment, Mme Eyssette entra dans le magasin, puis Jacques timidement derrière elle… Tous deux s'approchèrent du petit Chose et l'embrassèrent en silence depuis la veille ils étaient au courant de ce qui se passait, «Qu'on s'occupe de sa malle! fit brusquement M. Eyssette, il part demain matin par le bateau.» Mme Eyssette poussa un gros soupir, Jacques esquissa un sanglot, et tout fut dit.
On commençait à être fait au malheur dans cette maison-là.
Le lendemain de cette journée mémorable, toute la famille accompagna le petit Chose au bateau. Par une coïncidence singulière, c'était le même bateau qui avait amené les Eyssette à Lyon six ans auparavant. Capitaine Géniès, maître coq Montélimart! Naturellement on se rappela le parapluie d'Annou, le perroquet de Robinson, et quelques autres épisodes du débarquement… Ces souvenirs égayèrent un peu ce triste départ, et amenèrent l'ombre d'un sourire sur les lèvres de Mme Eyssette.
Tout à coup la cloche sonna. Il fallait partir.
Le petit Chose, s'arrachant aux étreintes de ses amis, franchit bravement la passerelle.
«Sois sérieux, lui cria son père.
– Ne sois pas malade», dit Mme Eyssette.
Jacques voulait parler, mais il ne put pas; il pleurait trop.
Le petit Chose ne pleurait pas, lui. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, c'était un grand philosophe, et positivement les philosophes ne doivent pas s'attendrir…
Et pourtant, Dieu sait s'il les aimait, ces chères créatures qu'il laissait derrière lui, dans le brouillard.
Dieu sait s'il aurait donné volontiers pour elles tout son sang et toute sa chair… Mais que voulez-vous? La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l'ivresse du voyage, l'orgueil de se sentir homme homme libre, homme fait, voyageant seul et gagnant sa vie – tout cela grisait le petit Chose et l'empêchait de songer, comme il aurait dû, aux trois êtres chéris qui sanglotaient là-bas, debout sur les quais du Rhône…
Ah! ce n'étaient pas des philosophes, ces trois-là.
D'un œil anxieux et plein de tendresse, ils suivaient la marche asthmatique du navire, et son panache de fumée n'était pas plus gros qu'une hirondelle à l'horizon, qu'ils criaient encore: «Adieu! Adieu!» en faisant des signes. Pendant ce temps, monsieur le philosophe se promenait de long en large sur le pont, les mains dans les poches, la tête au vent. Il sifflotait, crachait très loin, regardait les dames sous le nez, inspectait la manœuvre, marchait des épaules comme un gros homme, se trouvait charmant. Avant qu'on fût seulement à Vienne, il avait appris au maître coq Montélimart et à ses deux marmitons qu'il était dans l'Université et qu'il y gagnait fort bien sa vie… Ces messieurs lui en firent compliment. Cela le rendit très fier.
Une fois, en se promenant d'un bout à l'autre du navire, notre philosophe heurta du pied, à l'avant, près de la grosse cloche, un paquet de cordes sur lequel, à six ans de là, Robinson Crusoé était venu s'asseoir pendant de longues heures, son perroquet entre les jambes. Ce paquet de cordes le fit beaucoup rire et un peu rougir.
«Que je devais être ridicule, pensait-il, de traîner partout avec moi cette grande cage peinte en bleu et ce perroquet fantastique…» Pauvre philosophe! il ne se doutait pas que pendant toute sa vie il était condamné à traîner ainsi ridiculeusement cette cage peinte en bleu, couleur d'illusion, et ce perroquet vert, couleur d'espérance.