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– Courage, monsieur Eyssette.

– Courage, beaux yeux noirs.» On ne s'en disait jamais plus long. Je craignais toujours de voir apparaître M. Viot avec ses clefs frinc! frinc! frinc! -, et là-haut, derrière la fenêtre, les yeux noirs avaient leur M. Viot aussi. Après un dialogue d'une minute, ils se baissaient bien vite et reprenaient leur couture sous le regard féroce des grandes lunettes à monture d'acier.

Chers yeux noirs! nous ne nous parlions jamais qu'à de longues distances et par des regards furtifs, et cependant je les aimais de toute mon âme.

Il y avait encore l'abbé Germane que j'aimais bien…

Cet abbé Germane était le professeur de philosophie. Il passait pour un original, et dans le collège tout le monde le craignait, même le principal, même M. Viot. Il parlait peu, d'une voix brève et cassante, nous tutoyait tous, marchait à grands pas, la tête en arrière, la soutane relevée, faisant sonner – comme un dragon – les talons de ses souliers à boucles. Il était grand et fort. Longtemps je l'avais cru très beau; mais un jour, en le regardant de plus près, je m'aperçus que cette noble face de lion avait été horriblement défigurée par la petite vérole. Pas un coin du visage qui ne fût haché, sabré, couturé, un Mirabeau en soutane.

L'abbé vivait sombre et seul, dans une petite chambre qu'il occupait à l'extrémité de la maison, ce qu'on appelait le vieux collège. Personne n'entrait jamais chez lui, excepté ses deux frères, deux méchants vauriens qui étaient dans mon étude et dont il payait l'éducation… Le soir, quand on traversait les cours pour monter au dortoir, on apercevait, là-haut, dans les bâtiments noirs et ruinés du vieux collège, une petite lueur pâle qui veillait: c'était la lampe de l'abbé Germane. Bien des fois aussi, le matin, en descendant pour l'étude de six heures, je voyais, à travers la brume, la lampe brûler encore, l'abbé Germane ne s'était pas couché… On disait qu'il travaillait à un grand ouvrage de philosophie.

Pour ma part, même avant de le connaître, je me sentais une grande sympathie pour cet étrange abbé.

Son horrible et beau visage, tout resplendissant d'intelligence, m'attirait. Seulement on m'avait tant effrayé par le récit de ses bizarreries et de ses brutalités, que je n'osais pas aller vers lui. J'y allai cependant, et pour mon bonheur.

Voici dans quelles circonstances…

Il faut vous dire qu'en ce temps-là j'étais plongé jusqu'au cou dans l'histoire de la philosophie… Un rude travail pour le petit Chose! Or, certain jour, l'envie me vint de lire Condillac.

Entre nous, le bonhomme ne vaut même pas la peine qu'on le lise! c'est un philosophe pour rire, et tout son bagage philosophique tiendrait dans le chaton d'une bague à vingt-cinq sous; mais, vous savez! quand on est jeune, on a sur les choses et sur les hommes des idées tout de travers.

Je voulais donc lire Condillac. Il me fallait un Condillac coûte que coûte. Malheureusement, la bibliothèque du collège en était absolument dépourvue, et les libraires de Sarlande ne tenaient pas cet article-là!. Je résolus de m'adresser à l'abbé Germane. Ses frères m'avaient dit que sa chambre contenait plus de deux mille volumes, et je ne doutais pas de trouver chez lui le livre de mes rêves. Mais ce diable d'homme m'épouvantait, et pour me décider à monter à son réduit ce n'était pas trop de tout mon amour pour M. de Condillac. En arrivant devant la porte, mes jambes tremblaient de peur… Je frappai deux fois très doucement. «Entrez!» répondit une voix de Titan.

Le terrible abbé Germane était assis à califourchon sur une chaise basse, les jambes étendues, la soutane retroussée et laissant voir de gros muscles qui saillaient vigoureusement dans des bas de soie noire.

Accoudé sur le dossier de sa chaise, il lisait un in-folio à tranches rouges, et fumait à grand bruit une petite pipe courte et brune, de celles qu'on appelle «brûle-gueule».

«C'est toi! me dit-il en levant à peine les yeux de dessus son in-folio… Bonjour! Comment vas-tu?…

Qu'est-ce que tu veux?» Le tranchant de sa voix, l'aspect sévère de cette chambre tapissée de livres, la façon cavalière dont il était assis, cette petite pipe, qu'il tenait aux dents, tout cela m'intimidait beaucoup.

Je parvins cependant à expliquer tant bien que mal l'objet de ma visite et à demander le fameux Condillac.

«Condillac! tu Veux lire Condillac! me répondit l'abbé Germane en souriant. Quelle drôle d'idée!…

Est-ce que tu n'aimerais pas mieux fumer une pipe avec moi! décroche-moi ce joli calumet qui est pendu là-bas, contre la muraille, et allume-le…; tu verras, c'est bien meilleur que tous les Condillac de la terre.» Je m'excusai du geste, en rougissant.

«Tu ne veux pas?… À ton aise, mon garçon… Ton Condillac est là-haut, sur le troisième rayon à gauche.

Tu peux l'emporter; je te le prête. Surtout ne le gâte pas, ou je te coupe les oreilles.» J'atteignis le Condillac sur le troisième rayon à gauche, et je me disposais à me retirer; mais l'abbé me retint.

«Tu t'occupes donc de philosophie? me dit-il en me regardant dans les yeux… Est-ce que tu y croirais par hasard?… Des histoires, mon cher, de pures histoires! Et dire qu'ils ont voulu faire de moi un professeur de philosophie! Je vous demande un peu!…

Enseigner quoi? zéro, néant… Ils auraient pu tout aussi bien, pendant qu'ils y étaient, me nommer inspecteur général des étoiles ou contrôleur des fumées de pipes… Ah! misère de moi! Il faut faire parfois de singuliers métiers pour gagner sa vie… Tu en connais quelque chose, toi aussi, n'est-ce pas?… Oh! tu n'as pas besoin de rougir. Je sais que tu n'es pas heureux, mon pauvre petit pion, et que les enfants te font une rude existence.» Ici l'abbé Germane s'interrompit un moment, Il paraissait très en colère et secouait sa pipe sur son ongle avec fureur. Moi, d'entendre ce digne homme s'apitoyer ainsi sur mon sort, je me sentais tout ému et j'avais mis le Condillac devant mes yeux, pour dissimuler les grosses larmes dont ils étaient remplis.

Presque aussitôt l'abbé reprit:

«À propos! j'oubliais de te demander… Aimes-tu le Bon Dieu?… Il faut l'aimer, vois-tu! mon cher, et avoir confiance en lui, et le prier ferme; sans quoi tu ne t'en tireras jamais… Aux grandes souffrances de la vie, je ne connais que trois remèdes: le travail, la prière et la pipe, la pipe de terre, très courte, souviens-toi de cela… Quant aux philosophes, n'y compte pas; ils ne te consoleront jamais de rien. J'ai passé par là, tu peux m'en croire.

– Je vous crois, monsieur l'abbé.

– Maintenant, va-t’en, tu me fatigues… Quand tu voudras des livres, tu n'auras qu'à venir en prendre.

La clef de ma chambre est toujours sur la porte, et les philosophes toujours sur le troisième rayon à gauche… Ne me parle plus… Adieu!» Là-dessus, il se remit à sa lecture et me laissa sortir, sans même me regarder.

À partir de ce jour, j'eus tous les philosophes de l'univers à ma disposition, j'entrais chez l'abbé Germane sans frapper, comme chez moi. Le plus souvent, aux heures où je venais, l'abbé faisait sa classe, et la chambre était vide. La petite pipe dormait sur le bord de la table, au milieu des in-folio à tranches rouges et d'innombrables papiers couverts de pattes de mouches… Quelquefois aussi l'abbé Germane était là. Je le trouvais lisant, écrivant, marchant de long en large, à grandes enjambées. En entrant, je disais d'une voix timide: «Bonjour, monsieur l'abbé!» La plupart du temps, il ne me répondait pas… Je prenais mon philosophe sur le troisième rayon à gauche, et je m'en allais, sans qu'on eût seulement l'air de soupçonner ma présence… Jusqu'à la fin de l'année, nous n'échangeâmes pas vingt paroles; mais n'importe! quelque chose en moi-même m'avertissait que nous étions de grands amis…