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Quand je remontai dans ma chaire pâle encore et tremblant d'émotion, tous les visages se penchèrent vivement sur les pupitres. L'étude était matée. Mais le principal, M. Viot, qu'allaient-ils penser de cette affaire? Comment! j'avais osé lever la main sur un élève! Je voulais donc me faire chasser! Ces réflexions, qui me venaient un peu tard, me troublèrent dans mon triomphe. J'eus peur, à mon tour. Je me disais: «C'est sûr, le marquis est allé se plaindre.» Et, d'une minute à l'autre, je m'attendais à voir entrer le principal. Je tremblai jusqu'à la fin de l'étude; pourtant personne ne vint.

À la récréation, je fus très étonné de voir Boucoyran rire et jouer avec les autres. Cela me rassura un peu; et, comme toute la journée se passa sans encombres, je m'imaginai que mon drôle se tiendrait coi et que j'en serai quitte pour la peur.

Par malheur, le jeudi suivant était jour de sortie, M. le marquis ne rentra pas au dortoir. J'eus comme un pressentiment et je ne dormis pas de toute la nuit.

Le lendemain, à la première étude, les élèves chuchotaient en regardant la place de Boucoyran qui restait vide. Sans en avoir l'air je mourais d'inquiétude! Vers les sept heures, la porte s'ouvrit d'un coup sec. Tous les enfants se levèrent.

J'étais perdu…

Le principal entra le premier, puis M. Viot derrière lui, puis enfin un grand vieux, boutonné jusqu'au menton dans une longue redingote et cravaté d'un col de crin haut de quatre doigts. Celui-là, je ne le connaissais pas, mais je compris tout de suite que c'était M. de Boucoyran le père. Il tortillait sa longue moustache et bougonnait entre ses dents.

Je n'eus pas même le courage de descendre de ma chaire pour faire honneur à ces messieurs; eux non plus, en entrant, ne me saluèrent pas. Ils prirent position tous les trois au milieu de l'étude et jusqu'à leur sortie, ne regardèrent pas une seule fois de mon côté.

Ce fut le principal qui ouvrit le feu.

«Messieurs, dit-il en s'adressant aux élèves, nous venons ici remplir une mission pénible, très pénible.

Un de vos maîtres s'est rendu coupable d'une faute si grave, qu'il est de notre devoir de lui infliger un blâme public.» Là-dessus le voilà parti à m'infliger un blâme qui dura au moins un grand quart d'heure. Tous les faits dénaturés: le marquis était le meilleur élève du collège; je l'avais brutalisé sans raison, sans excuse.

Enfin j'avais manqué à tous mes devoirs.

Que répondre à ces accusations?

De temps en temps, j'essayais de me défendre.

«Pardon, monsieur le principal!…» Mais le principal ne m'écoutait pas, et il m'infligea son blâme jusqu'au bout. Après lui, M. de Boucoyran, le père, prit la parole et de quelle façon!… Un véritable réquisitoire. Malheureux père! On lui avait presque assassiné son enfant. Sur ce pauvre petit être sans défense, on s'était rué comme… comme… comment dirait-il?… comme un buffle, comme un buffle sauvage. L'enfant gardait le lit depuis deux jours. Depuis deux jours, sa mère en larmes, le veillait…

Ah! s'il avait eu affaire à un homme, c'est lui, M. de Boucoyran le père, qui se serait chargé de venger son enfant! Mais On n'était qu'un galopin dont il avait pitié. Seulement qu'on se le tînt pour dit: si jamais On touchait encore à un cheveu de son fils, On se ferait couper les deux oreilles tout net…

Pendant ce beau discours, les élèves riaient sous cape, et les clefs de M. Viot frétillaient de plaisir.

Debout, dans sa chaire, pâle de rage, le pauvre On écoutait toutes ces injures, dévorait toutes ces humiliations et se gardait bien de répondre. Si On avait répondu, On aurait été chassé du collège; et alors où aller?

Enfin, au bout d'une heure, quand ils furent à sec d'éloquence, ces trois messieurs se retirèrent. Derrière eux, il se fit dans l'étude un grand brouhaha.

J'essayai, mais vainement, d'obtenir un peu de silence; les enfants me riaient au nez. L'affaire Boucoyran avait achevé de tuer mon autorité.

Oh! ce fut une terrible affaire! Toute la ville s'en émut… Au Petit-Cercle, au Grand-Cercle, dans les cafés, à la musique, on ne parlait pas d'autre chose. Les gens bien informés donnaient des détails à faire dresser les cheveux. Il paraît que ce maître d'étude était un monstre, un ogre. Il avait torturé l'enfant avec des raffinements inouïs de cruauté… En parlant de lui, on ne disait plus que «le bourreau».

Quand le jeune Boucoyran s'ennuya de rester au lit, ses parents l'installèrent sur une chaise longue, au plus bel endroit de leur salon, et pendant huit jours, ce fut à travers ce salon une procession interminable. L'intéressante victime était l'objet de toutes les attentions.

Vingt fois de suite, on lui faisait raconter son histoire, et à chaque fois, le misérable inventait quelque nouveau détail. Les mères frémissaient; les vieilles demoiselles l'appelaient «pauvre ange!» et lui glissaient des bonbons. Le journal de l'opposition profita de l'aventure et fulmina contre le collège un article au profit d'un établissement religieux des environs…

Le principal était furieux; et, s'il ne me renvoya pas, je ne le dus qu'à la protection du recteur… Hélas! il eût mieux valu pour moi être renvoyé tout de suite. Ma vie dans le collège était devenue impossible. Les enfants ne m'écoutaient plus; au moindre mot, ils me menaçaient de faire comme Boucoyran, d'aller se plaindre à leur père. Je finis par ne plus m'occuper d'eux.

Au milieu de tout cela, j'avais une idée fixe: me venger des Boucoyran. Je revoyais toujours la figure impertinente du vieux marquis, et mes oreilles étaient restées rouges de la menace qui leur avait été faite, D'ailleurs eussé-je voulu oublier ces affronts, je n'aurais pas pu y parvenir; deux fois par semaine, les jours de promenade, quand les divisions passaient devant le café de l'Évêché, j'étais sûr de trouver M. de Boucoyran, le père, planté devant la porte, au milieu d'un groupe d'officiers de la garnison, tous nu-tête et leurs queues de billard à la main. Ils nous regardaient venir de loin avec des rires goguenards; puis, quand la division était à portée de la voix, le marquis criait très fort, en me toisant d'un air de provocation: «Bonjour, Boucoyran!» «Bonjour, mon père!» glapissait l'affreux enfant du milieu des rangs. Et les officiers, les élèves, les garçons du café, tout le monde riait…

Le «Bonjour, Boucoyran!» était devenu un supplice pour moi, et pas moyen de m'y soustraire. Pour aller à la Prairie, il fallait absolument passer devant le café de l'Evêché, et pas une fois mon persécuteur ne manquait au rendez-vous. J'avais par moments des envies folles d'aller à lui et de le provoquer; mais deux raisons me retenaient: d'abord toujours la peur d'être chassé, puis la rapière du marquis, une grande diablesse de colichemarde qui avait fait tant de victimes lorsqu'il était dans les gardes du corps.

Pourtant, un jour, poussé à bout, j'allai trouver Roger, le maître d'armes et, de but en blanc, je lui déclarai ma résolution de me mesurer avec le marquis. Roger, à qui je n'avais pas parlé depuis longtemps, m'écouta d'abord avec une certaine réserve; mais, quand j'eus fini, il eut un mouvement d'effusion et me serra chaleureusement les deux mains.

«Bravo! monsieur Daniel! Je le savais bien, moi, qu'avec cet air-là vous ne pouviez pas être un mouchard. Aussi, pourquoi diable étiez-vous toujours fourré avec votre M. Viot? Enfin, on vous retrouve; tout est oublié. Votre main! Vous êtes un noble cœur! Maintenant, à votre affaire! Vous avez été insulté? Bon! Vous voulez en tirer réparation? Très bien! Vous ne savez pas le premier mot des armes?