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C'est là, c'est dans cette tonnelle noire et froide comme un tombeau, que j'ai appris combien les hommes peuvent être méchants et lâches; c'est là que j'ai appris à douter, à mépriser, à haïr… O vous qui me lisez, Dieu vous garde d'entrer jamais dans cette tonnelle!… Debout, retenant mon souffle, rouge de colère et de honte, j'écoutais ce qui se disait chez Espéron.

Mon bon ami le maître d'armes avait toujours la parole… Il racontait l'aventure de Cécilia, la correspondance amoureuse, la visite de M. le sous-préfet au collège, tout cela avec des enjolivements et des gestes qui devaient être bien comiques, à en juger par les transports de l'auditoire.

«Vous comprenez, mes petits amours, disait-il de sa voix goguenarde, qu'on n'a pas joué pour rien la comédie pendant trois ans sur le théâtre des zouaves.

«Vrai comme je vous parle! j'ai cru un moment la partie perdue, et je me suis dit que je ne viendrais plus boire avec vous le bon vin du père Espéron… Le petit Eyssette n'avait rien dit, c'est vrai; mais il était temps de parler encore; et, entre nous, je crois qu'il voulait seulement me laisser l'honneur de me dénoncer moi-même. Alors je me suis dit: “Ayons l'œil”, Roger, et en avant la grande scène!» Là-dessus, mon bon ami le maître d'armes se mit à jouer ce qu'il appelait la grande scène, c'est-à-dire ce qui s'était passé le matin dans, ma chambre entre lui et moi. Ah! le misérable, il n'oublia rien… Il criait: «Ma mère! ma pauvre mère!» avec des intonations de théâtre. Puis il imitait ma voix: «Non, Roger! non! vous ne sortirez pas!…» La grande scène était réellement d'un haut comique, et tout l'auditoire se roulait. Moi, je sentais de grosses larmes ruisseler le long de mes joues, j'avais le frisson, les oreilles me tintaient, je devinais toute l'odieuse comédie du matin, je comprenais vaguement que Roger avait fait exprès d'envoyer mes lettres pour se mettre à l'abri de toute mésaventure, que depuis vingt ans sa mère, sa pauvre mère, était morte, et que j'avais pris l'étui de sa pipe pour une crosse de pistolet.

«Et la belle Cécilia? dit un noble cœur.

– Cécilia n'a pas parlé, elle a fait ses malles, c'est une bonne fille.

– Et le petit Daniel que va-t-il devenir?

– Bah!» répondit Roger.

Ici, un geste qui fit rire tout le monde.

Cet éclat de rire me mit hors de moi. J'eus envie de sortir de la tonnelle et d'apparaître soudainement au milieu d'eux comme un spectre. Mais je me contins: j'avais déjà été assez ridicule. Le rôti arrivait, les verres se choquèrent:

«À Roger! À Roger!» criait-on.

Je n'y tins plus, je souffrais trop. Sans m'inquiéter si quelqu'un pouvait me voir, je m'élançai à travers le jardin. D'un bond je franchis la porte à claire-voie et je me mis à courir devant moi comme un fou.

La nuit tombait, silencieuse; et cet immense champ de neige prenait dans la demi-obscurité du crépuscule je ne sais quel aspect de profonde mélancolie.

Je courus ainsi quelque temps comme un cabri blessé; et si les cœurs qui se brisent et qui saignent étaient autre chose que des façons de parler, à l'usage des poètes, je vous jure qu'on aurait pu trouver derrière moi, sur la plaine blanche, une longue trace de sang.

Je me sentais perdu. Où trouver de l'argent? Comment m'en aller? Comment rejoindre mon frère Jacques? Dénoncer Roger ne m'aurait même servi de rien… Il pouvait nier, maintenant que Cécilia était partie.

Enfin, accablé, épuisé de fatigue et de douleur, je me laissai tomber dans la neige au pied d'un châtaignier. Je serais resté là jusqu'au lendemain peut-être, pleurant et n'ayant pas la force de penser, quand tout à coup, bien loin, du côté de Sarlande, j'entendis une cloche sonner. C'était la cloche du collège. J'avais tout oublié; cette cloche me rappela à la vie: il me fallait rentrer et surveiller la récréation des élèves dans la salle… En pensant à la salle, une idée subite me vint. Sur le champ, mes larmes s'arrêtèrent; je me sentis plus fort, plus calme. Je me levai, et, de ce pas délibéré de l'homme qui vient de prendre une irrévocable décision, je repris le chemin de Sarlande.

Si vous voulez savoir quelle irrévocable décision vient de prendre le petit Chose, suivez-le jusqu'à Sarlande, à travers cette grande plaine blanche; suivez-le dans les rues sombres et boueuses de la ville; suivez-le sous le porche du collège; suivez-le dans la salle pendant la récréation, et remarquez avec quelle singulière persistance il regarde le gros anneau de fer qui se balance au milieu; la récréation finie, suivez-le encore jusqu'à l'étude, montez avec lui dans sa chaire, et lisez par-dessus son épaule cette lettre douloureuse qu'il est en train d'écrire au milieu du vacarme et des enfants ameutés:

«Monsieur Jacques Eyssette, rue Bonaparte, à Paris.

«Pardonne-moi, mon bien-aimé Jacques, la douleur que je viens te causer. Toi qui ne pleurais plus, je vais te faire pleurer encore une fois; ce sera la dernière par exemple… Quand tu recevras cette lettre, ton pauvre Daniel sera mort…»

Ici, le vacarme de l'étude redouble; le petit Chose s'interrompt et distribue quelques punitions de droite et de gauche, mais gravement, sans colère, Puis il continue:

«Vois-tu! Jacques, j'étais trop malheureux. Je ne pouvais pas faire autrement que de me tuer. Mon avenir est perdu: on m'a chassé du collège: – c'est pour une histoire de femme, des choses trop longues à te raconter; puis, j'ai fait des dettes, je ne sais plus travailler, j'ai honte, je m'ennuie, j'ai le dégoût, la vie me fait peur… J'aime mieux m'en aller…»

Le petit Chose est obligé de s'interrompre encore:

«Cinq cents vers à l'élève Soubeyrol! Fouque et Loupi en retenue dimanche!» Ceci fait, il achève sa lettre:

«Adieu, Jacques! J'en aurais encore long à te dire, mais je sens que je vais pleurer, et les élèves me regardent. Dis à maman que j'ai glissé du haut d'un rocher, en promenade, ou bien que je me suis noyé, en patinant. Enfin, invente une histoire, mais que la pauvre femme ignore toujours la vérité!… Embrasse-la bien pour moi, cette chère mère; embrasse aussi notre père, et tâche de leur reconstruire vite un beau foyer… Adieu! je t'aime. Souviens-toi de Daniel.»

Cette lettre terminée, le petit Chose en commence tout de suite une autre ainsi conçue:

«Monsieur l'abbé, je vous prie de faire parvenir à mon frère Jacques la lettre que je laisse pour lui. En même temps, vous couperez de mes cheveux, et vous en ferez un petit paquet pour ma mère.

«Je vous demande pardon du mal que je vous donne. Je me suis tué parce que j'étais trop malheureux ici. Vous seul, monsieur l'abbé, vous êtes toujours montré très bon pour moi. Je vous en remercie.

«DANIEL EYSSETTE.»

Après quoi, le petit Chose met cette lettre et celle de Jacques sous une même grande enveloppe, avec cette suscription: «La personne qui trouvera la première mon cadavre, est priée de remettre ce pli entre les mains de l'abbé Germane.» Puis, toutes ses affaires terminées, il attend tranquillement la fin de l'étude.

L'étude est finie. On soupe, on fait la prière, on monte au dortoir.

Les élèves se couchent; le petit Chose se promène de long en large, attendant qu'ils soient endormis.