Выбрать главу

Voici maintenant M. Viot qui fait sa ronde; on entend le cliquetis mystérieux de ses clefs et le bruit sourd de ses chaussons sur le parquet. «Bonsoir, monsieur Viot! murmure le petit Chose. – Bonsoir, monsieur!» répond à voix basse le surveillant; puis il s'éloigne, ses pas se perdent dans le corridor.

Le petit Chose est seul. Il ouvre la porte doucement et s'arrête un instant sur le palier pour voir si les élèves ne se réveillent pas; mais tout est tranquille dans le dortoir.

Alors il descend, il se glisse à petits pas dans l'ombre des murs. La tramontane souffle tristement par-dessous les portes. Au bas de l'escalier, en passant devant le péristyle, il aperçoit la cour blanche de neige, entre ses quatre grands corps de logis tout sombres.

Là-haut, près des toits, veille une lumière: c'est l'abbé Germane qui travaille à son grand ouvrage. Du fond de son cœur le petit Chose envoie un dernier adieu, bien sincère à ce bon abbé; puis il entre dans la salle…

Le vieux gymnase de l'école de marine est plein d'une ombre froide et sinistre. Par les grillages d'une fenêtre un peu de lune descend et vient donner en plein sur le gros anneau de fer – oh! cet anneau, le petit Chose ne fait qu'y penser depuis des heures -, sur le gros anneau de fer qui reluit comme de l'argent… Dans un coin de la salle, un vieil escabeau dormait. Le petit Chose va le prendre, le porte sous l'anneau, et monte dessus; il ne s'est pas trompé, c'est juste à la hauteur qu'il faut. Alors il détache sa cravate, une longue cravate en soie violette qu'il porte chiffonnée autour de son cou, comme un ruban.

Il attache la cravate à l'anneau et fait un nœud coulant… Une heure sonne. Allons! il faut mourir… Avec des mains qui tremblent, le petit Chose ouvre le nœud coulant. Une sorte de fièvre le transporte.

«Adieu, Jacques! Adieu Mme Eyssette!…»

Tout à coup un poignet de fer s'abat sur lui. Il se sent saisi par le milieu du corps et planté debout sur ses pieds, au bas de l'escabeau. En même temps une voix rude et narquoise, qu'il connaît bien, lui dit:

«En voilà une idée, de faire du trapèze à cette heure!» Le petit Chose se retourne, stupéfait.

C'est l'abbé Germane, l'abbé Germane sans sa soutane, en culotte courte, avec son rabat flottant sur son gilet. Sa belle figure laide sourit tristement, à demi éclairée par la lune… Une seule main lui a suffi pour mettre le suicidé par terre; de l'autre main il tient encore sa carafe qu'il vient de remplir à la fontaine de la cour. De voir la tête effarée et les yeux pleins de larmes du petit Chose, l'abbé Germane a cessé de sourire, et il répète, mais cette fois d'une voix douce et presque attendrie:

«Quelle drôle d'idée, mon cher Daniel, de faire du trapèze à cette heure!» Le petit Chose est tout rouge, tout interdit.

«Je ne fais pas du trapèze, monsieur l'abbé, je veux mourir.

– Comment!… mourir?:… Tu as donc bien du chagrin?

– Oh!… répond le petit Chose avec de grosses larmes brûlantes qui roulent sur ses joues.

– Daniel, tu vas venir avec moi», dit l'abbé.

Le petit Daniel fait signe que non et montre l'anneau de fer avec la cravate… L'abbé Germane le prend par la main: «Voyons! monte dans ma chambre; si tu veux te tuer, eh bien, tu te tueras là-haut: il y a du feu, il fait bon.» Mais le petit Chose résiste: «Laissez-moi mourir, monsieur l'abbé. Vous n'avez pas le droit de m'empêcher de mourir.» Un éclair de colère passe dans les yeux du prêtre:

«Ah! c'est comme cela!» dit-il. Et prenant brusquement le petit Chose par la ceinture, il l'emporta sous son bras comme un paquet, malgré sa résistance et ses supplications…

… Nous voici maintenant chez l'abbé Germane: un grand feu brille dans la cheminée, près du feu, il y a une table avec une lampe allumée, des pipes et des tas de papiers chargés de pattes de mouche.

Le petit Chose est assis au coin de la cheminée. Il est très agité, il parle beaucoup, il raconte sa vie, ses malheurs et pourquoi il a voulu en finir. L'abbé l'écoute en souriant; puis, quand l'enfant a bien parlé, bien pleuré, bien dégonflé son pauvre cœur malade, le brave homme lui prend les mains et lui dit très tranquillement:

«Tout cela n'est rien, mon garçon, et tu aurais été joliment bête de te mettre à mort pour si peu… Ton histoire est fort simple: on t'a chassé du collège ce qui, par parenthèse, est un grand bonheur pour toi… – eh bien, il faut partir, partir tout de suite, sans attendre tes huit jours… Tu n'es pas une cuisinière, ventrebleu!… Ton voyage, tes dettes, ne t'en inquiète pas! je m'en charge… L'argent que tu voulais emprunter à ce coquin, c'est moi qui te le prêterai.

Nous réglerons tout cela demain… À présent, plus un mot! j'ai besoin de travailler, et tu as besoin de dormir… Seulement je ne veux pas que tu retournes dans ton affreux dortoir: tu aurais froid, tu aurais peur; tu vas te coucher dans mon lit, de beaux draps blancs de ce matin!… Moi, j'écrirai toute la nuit, et si le sommeil me prend, je m'étendrai sur le canapé… Bonsoir! ne me parle plus.» Le petit Chose se couche, il ne résiste pas… Tout ce qui lui arrive lui fait l'effet d'un rêve. Que d'événements dans une journée! Avoir été si près de la mort, et se retrouver au fond d'un bon lit, dans cette chambre tranquille et tiède!… Comme le petit Chose est bien!… De temps en temps, en ouvrant les yeux, il voit sous la clarté douce de l'abat-jour le bon abbé Germane qui, tout en fumant, fait courir sa plume, à petit bruit, du haut en bas des feuilles blanches…

… Je fus réveillé le lendemain matin par l'abbé qui me frappait sur l'épaule. J'avais tout oublié en dormant… Cela fit beaucoup rire mon sauveur.

«Allons! mon garçon, me dit-il, la cloche sonne, dépêche-toi; personne ne se sera aperçu de rien, va prendre tes élèves comme à l'ordinaire; pendant la récréation du déjeuner je t'attendrai ici pour causer.» La mémoire me revint tout d'un coup. Je voulais le remercier; mais positivement le bon abbé me mit à la porte.

Si l'étude me parut longue, je n'ai pas besoin de vous le dire… Les élèves n'étaient pas encore dans la cour, que déjà je frappais chez l'abbé Germane. Je le retrouvai devant son bureau, les tiroirs grands ouverts, occupé à compter les pièces d'or, qu'il alignait soigneusement par petits tas.

Au bruit que je fis en entrant, il retourna la tête, puis se remit à son travail, sans rien me dire; quand il eut fini, il referma ses tiroirs; et me faisant signe de la main avec un bon sourire:

«Tout ceci est pour toi, me dit-il. J'ai fait ton compte. Voici pour le voyage, voici pour le portier, voici pour le café Barbette, voici pour l'élève qui t'a prêté dix francs… J'avais mis cet argent de côté pour faire un remplaçant à Cadet; mais Cadet ne tire au sort que dans six ans, et d'ici là nous nous serons revus.» Je voulus parler, mais ce diable d'homme ne m'en laissa pas le temps: «À présent, mon garçon, fais-moi tes adieux… voilà ma classe qui sonne, et quand j'en sortirai je ne veux plus te retrouver ici. L'air de cette Bastille ne te vaut rien… File vite à Paris, travaille bien, prie le Bon Dieu, fume des pipes, et tâche d'être un homme. – Tu m'entends, tâche d'être un homme. Car vois-tu! mon petit Daniel, tu n'es encore qu'un enfant, et même j'ai bien peur que tu sois un enfant toute ta vie.» Là-dessus, il m'ouvrit les bras avec un sourire divin; mais, moi, je me jetai à ses genoux en sanglotant. Il me releva et m'embrassa sur les deux joues.