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Dieu vous protège, mes chers yeux noirs!… Je passai aussi devant le cabinet du principal, avec sa double porte mystérieuse; puis, à quelques pas plus loin, devant le cabinet de M. Viot…! A, je m'arrêtai subitement… O joie, à délices! les clefs, les terribles clefs pendaient à la serrure, et le vent les faisait doucement frétiller. Je les regardai un moment, ces clefs formidables, je les regardai avec une sorte de terreur religieuse; puis, tout à coup, une idée de vengeance me vint. Traîtreusement, d'une main sacrilège, je retirai le trousseau de la serrure, et, le cachant sous ma redingote je descendis l'escalier quatre à quatre.

Il y avait au bout de la cour des moyens un puits très profond. J'y courus d'une haleine. À cette heure la cour était déserte; la fée aux lunettes n'avait pas encore relevé son rideau. Tout favorisait mon crime.

Alors, tirant les clefs de dessous mon habit, ces misérables clefs qui m'avaient tant fait souffrir, je les jetai dans le puits de toutes mes forces… frinc! frinc! frinc! Je les entendis dégringoler, rebondir contre les parois et tomber lourdement dans l'eau qui se referma sur elles; ce forfait commis, je m'éloignai souriant.

Sous le porche, en sortant du collège, la dernière personne que je rencontrai fut M. Viot, mais un M. Viot sans ses clefs, hagard, effaré, courant de droite et de gauche. Quand il passa près de moi, il me regarda un moment avec angoisse. Le malheureux avait envie de me demander si je ne les avais pas vues. Mais il n'osa pas… À ce moment, le portier lui criait du haut de l'escalier en se penchant: «Monsieur Viot, je ne les trouve pas!» J'entendis l'homme aux clefs faire tout bas: «Oh! mon Dieu!»

– Et il partit comme un fou à la découverte.

J'aurais été heureux de jouir plus longtemps de ce spectacle, mais le clairon de la diligence sonnait sur la place d'Armes, et je ne voulais pas qu'on partît sans moi. Et maintenant, adieu pour toujours, grand collège enfumé, fait de vieux fer et de pierres noires; adieu, vilains enfants! adieu, règlement féroce! Le petit Chose s'envole et ne reviendra plus. Et vous, marquis de Boucoyran, estimez-vous heureux: On s'en va, sans vous allonger ce fameux coup d'épée, si longtemps médité avec les nobles cœurs du café Barbette… Fouette, cocher! Sonne, trompette! Bonne vieille diligence, fais feu de tes quatre roues… Emporte le petit Chose au galop de tes trois chevaux… Emporte le bien vite dans sa ville natale, pour qu'il embrasse sa mère chez l'oncle Baptiste, et qu'ensuite il mette le cap sur Paris et rejoigne au plus vite Eyssette (Jacques) dans sa chambre du Quartier latin!…

XIV L'ONCLE BAPTISTE

Un singulier type d'homme que cet oncle Baptiste, le frère de Mme Eyssette! Ni bon ni méchant, marié de bonne heure à un grand gendarme de femme avare et maigre qui lui faisait peur, ce vieil enfant n'avait qu'une passion au monde: la passion du coloriage. Depuis quelque quarante ans, il vivait entouré de godets, de pinceaux, de couleurs, et passait son temps à colorier des images de journaux illustrés. La maison était pleine de vieilles illustrations, de vieux charivari, de vieux magasins pittoresques, de cartes géographiques, tout cela fortement enluminé. Même dans ses jours de disette, quand la tante lui refusait de l'argent pour acheter des journaux à images, il arrivait à mon oncle de colorier des livres.

Ceci est historique: j'ai tenu dans mes mains une grammaire espagnole que mon oncle avait mise en couleurs d'un bout à l'autre, les adjectifs en bleu, les substantifs en rose, etc.

C'est entre ce vieux maniaque et sa féroce moitié que Mme Eyssette était obligée de vivre depuis six mois. La malheureuse femme passait toutes ses journées dans la chambre de son frère, assise à côté de lui et s'ingéniait à être utile. Elle essuyait les pinceaux, mettait de l'eau dans les godets… Le plus triste, c'est que, depuis notre ruine, l'oncle Baptiste avait un profond mépris pour M. Eyssette, et que du matin au soir, la pauvre mère était condamnée à entendre dire: «Eyssette n'est pas sérieux! Eyssette n'est pas sérieux!» Ah! le vieil imbécile! il fallait voir de quel air sentencieux et convaincu il disait cela en coloriant sa grammaire espagnole! Depuis, j'en ai souvent rencontré dans la vie, de ces hommes soi disant très graves, qui passaient leur temps à colorier des grammaires espagnoles et trouvaient que les autres n'étaient pas sérieux.

Tous ces détails sur l'oncle Baptiste et l'existence lugubre que Mme Eyssette menait chez lui, je ne les connus que plus tard; pourtant, dès mon arrivée dans la maison, je compris que, quoi qu'elle en dit, ma mère ne devait pas être heureuse… Quand j'entrai, on venait de se mettre à table pour le dîner.

Mme Eyssette bondit de joie en me voyant, et, comme vous pensez, elle embrassa son petit Chose de toutes ses forces. Cependant la pauvre mère avait l'air gênée; elle parlait peu – toujours sa petite voix douce et tremblante, les yeux dans son assiette. Elle faisait peine à voir avec sa robe étriquée et toute noire.

L'accueil de mon oncle et de ma tante fut très froid. Ma tante me demanda d'un air effrayé si j'avais dîné. Je me hâtai de répondre que oui… La tante respira; elle, avait tremblé un instant pour son dîner. Joli, le dîner! des pois chiches et de la morue.

L'oncle Baptiste, lui, me demanda si nous étions en vacances… Je répondis que je quittais l'Université, et que j'allais à Paris rejoindre mon frère Jacques, qui m'avait trouvé une bonne place. J'inventai ce mensonge pour rassurer la pauvre Mme Eyssette sur mon avenir et puis aussi pour avoir l'air sérieux aux yeux de mon oncle.

En apprenant que le petit Chose avait une bonne place, la tante Baptiste ouvrit de grands yeux.

«Daniel, dit-elle, il faudra faire venir ta mère à Paris… La pauvre chère femme s'ennuie loin de ses enfants; et puis, tu comprends! c'est une charge pour nous, et ton oncle ne peut pas toujours être la vache à lait de la famille.

– Le fait est, dit l'oncle Baptiste, la bouche pleine, que je suis la vache à lait…» Cette expression de vache à lait l'avait ravi, et il la répéta plusieurs fois avec la même gravité…

Le dîner fut long, comme entre vieilles gens. Ma mère mangeait peu, m'adressait quelques paroles et me regardait à la dérobée; ma tante la surveillait.

«Vois ta sœur! disait-elle à son mari, la joie de retrouver Daniel lui coupe l'appétit. Hier elle a pris deux fois du pain, aujourd'hui une fois seulement.» Ah! chère Mme Eyssette, comme j'aurais voulu vous emporter ce soir-là, comme j'aurais voulu vous arracher à cette impitoyable vache à lait et à son épouse; mais, hélas! je m'en allais au hasard moi même, ayant juste de quoi payer ma route, et je pensais bien que la chambre de Jacques n'était pas assez grande pour nous tenir tous les trois. Encore si j'avais pu vous parler, vous embrasser à mon aise; mais non! On ne nous laissa pas seuls une minute… Rappelez-vous: tout de suite après dîner, l'oncle se remit à sa grammaire espagnole, la tante essuyait son argenterie, et tous deux ils nous épiaient du coin de l'œil… L'heure du départ arriva, sans que nous eussions rien pu nous dire. Aussi le petit Chose avait le cœur bien gros, quand il sortit de chez l'oncle Baptiste; et en s'en allant, tout seul, dans l'ombre de la grande avenue qui mène au chemin de fer, il se jura deux ou trois fois très solennellement de se conduire désormais comme un homme et de ne plus songer qu'à reconstruire le foyer.