Pensez donc! des poésies qu'on n'a jamais montrées à personne… Et puis l'auteur de Religion! Religion! n'est pas un juge ordinaire. S'il allait se moquer de moi? Pourtant, à mesure que je lis, la musique des rimes me grise et ma voix se raffermit. Assis devant la croisée, Jacques m'écoute, impassible. Derrière lui, dans l'horizon, se couche un gros soleil rouge qui incendie nos vitres. Sur le bord du toit, un chat maigre bâille et s'étire en nous regardant; il a l'air renfrogné d'un sociétaire de la Comédie-Française écoutant une tragédie… Je vois tout cela du coin de l'œil sans interrompre ma lecture.
Triomphe inespéré! À peine j'ai fini, Jacques enthousiasmé quitte sa place et me saute au cou:
«Oh! Daniel! que c'est beau! que c'est beau!» Je le regarde avec un peu de défiance.
«Vraiment, Jacques, tu trouves?…
– Magnifique, mon cher, magnifique!… Pense que tu avais toutes ces richesses dans ta malle et que tu n'en disais rien! C'est incroyable!…» Et voilà ma mère Jacques qui marche à grands pas dans la chambre, parlant tout seul et gesticulant.
Tout à coup, il s'arrête en prenant un air solenneclass="underline"
«Il n'y a plus à hésiter: Daniel, tu es poète, il faut rester poète et chercher ta vie de ce côté-là.
– Oh! Jacques, c'est bien difficile… Les débuts surtout. On gagne si peu.
– Bah! je gagnerai pour deux, n'aie pas peur.
– Et le foyer, Jacques, le foyer que nous voulons reconstruire?
– Le foyer! je m'en charge. Je me sens de force à le reconstruire à moi tout seul. Toi, tu l'illustreras, et tu penses comme nos parents seront fiers de s'asseoir à un foyer célèbre!…» J'essaie encore quelques objections; mais Jacques a réponse à tout. Du reste, il faut le dire, je ne me défends que faiblement. L'enthousiasme fraternel commence à me gagner. La foi poétique me pousse à vue d'œil, et je me sens déjà par tout mon être un prurigo lamartinien… Il y a un point, par exemple, sur lequel Jacques et moi nous ne nous entendons pas du tout. Jacques veut qu'à trente-cinq ans j'entre à l'Académie française. Moi, je m'y refuse énergiquement. Foin de l'Académie! C'est vieux, démodé, pyramide d'Égypte en diable.
«Raison de plus pour y entrer, me dit Jacques. Tu leur mettras un peu de jeune sang dans les veines, à tous ces vieux Palais-Mazarin… Et puis Mme Eyssette sera si heureuse, songe donc!» Que répondre à cela? Le nom de Mme Eyssette est un argument sans réplique. Il faut se résigner à endosser l'habit vert. Va donc pour l'Académie! Si mes collègues m'ennuient trop, je ferai comme Mérimée, je n'irai jamais aux séances.
Pendant cette discussion, la nuit est venue, les cloches de Saint-Germain carillonnent joyeusement, comme pour célébrer l'entrée de Daniel Eyssette à l'Académie française. «Allons dîner!» dit ma mère Jacques; et, tout fier de se montrer avec un académicien, il m'emmène dans une crémerie de la rue Saint-Benoît. C'est un petit restaurant de pauvres, avec une table d'hôte au fond pour les habitués. Nous mangeons dans la première salle, au milieu de gens très râpés, très affamés, qui raclent leurs assiettes silencieusement. «Ce sont presque tous des hommes de lettres», me dit Jacques à voix basse. Dans moi-même, je ne puis m'empêcher de faire à ce sujet quelques réflexions mélancoliques; mais je me garde bien de les communiquer à Jacques de peur de refroidir son enthousiasme.
Le dîner est très gai. M. Daniel Eyssette (de l'Académie française) montre beaucoup d'entrain, et encore plus d'appétit. Le repas fini, on se hâte de remonter dans le clocher; et tandis que M, l'académicien fume sa pipe à califourchon sur la fenêtre, Jacques, assis à sa table, s'absorbe dans un grand travail de chiffres qui paraît l'inquiéter beaucoup.
Il se ronge les ongles, s'agite fébrilement sur sa chaise, compte sur ses doigts, puis, tout à coup, se lève avec un cri de triomphe: «Bravo!… j'y suis arrivé.
– À quoi, Jacques? – À établir notre budget, mon cher. Et je te réponds que ce n'était pas une petite affaire. Pense! soixante francs par mois pour vivre à deux!…
– Comment! soixante?… Je croyais que tu gagnais cent francs chez le marquis.
– Oui! mais il y a là-dessus quarante francs par mois, à envoyer à Mme Eyssette pour la reconstruction du foyer… Restent donc soixante francs. Nous avons quinze francs de chambre; comme tu vois, ce n'est pas cher; seulement, il faut que je fasse le lit moi-même.
– Je le ferai aussi, moi, Jacques.
– Non, non. Pour un académicien, ce ne serait pas convenable. Mais revenons au budget… Donc 15 francs de chambre, 5 francs de charbon – seulement 5 francs, parce que je vais le chercher moi-même aux usines tous les mois – restent 40 francs. Pour ta nourriture, mettons 30 francs. Tu dîneras à la crémerie où nous sommes allés ce soir, c'est 15 sous sans le dessert, et tu as vu qu'on n'est pas trop mal.
«Il te reste 5 sous pour ton déjeuner. Est-ce assez?
– Je crois bien.
– Nous avons encore 10 francs. Je compte 7 francs de blanchissage… Quel dommage que je n'aie pas le temps! j'irais moi-même au bateau… Restent 3 francs que j'emploie comme ceci: 30 sous pour mes déjeuners… dame, tu comprends! moi, je fais tous les jours un bon repas chez mon marquis, et je n'ai pas besoin d'un déjeuner aussi substantiel que le tien.
«Les derniers trente sous sont les menus frais, tabac, timbres-poste et autres dépenses imprévues. Cela nous fait juste nos soixante francs… Hein! Crois-tu que c'est calculé?»
Et Jacques enthousiasmé se met à gambader dans la chambre; puis, subitement, il s'arrête et prend un air consterné:
«Allons, bon! le budget est à refaire… J'ai oublié quelque chose. – Quoi donc?.
– Et la bougie!… Comment feras-tu, le soir, pour travailler, si tu n'as pas de bougie? C'est une dépense indispensable, et une dépense d'au moins cinq francs par mois… Où pourrait-on bien les décrocher, ces cinq francs-là? L'argent du foyer est sacré, et sous aucun prétexte… Eh! parbleu, j'ai notre affaire. Voici le mois de mars qui vient, et avec lui le printemps, la chaleur, le soleil.
– Eh bien, Jacques?
– Eh bien, Daniel, quand il fait chaud, le charbon est inutile: soit 5 francs de charbon, que nous transformons en 5 francs de bougie; et voilà le problème résolu… Décidément, je suis né pour être ministre des Finances… Qu'en dis-tu? Cette fois, le budget tient sur ses jambes, et je crois que nous n'avons rien oublié… Il y a bien encore la question des souliers et des vêtements, mais je sais ce que je vais faire… J'ai tous les jours ma soirée libre à partir de huit heures, je chercherai une place de teneur de livres chez quelque petit marchand. Bien sûr que l'ami Pierrotte me trouvera cela facilement.
– Ah! çà, Jacques, vous êtes donc très liés, toi et l'ami Pierrotte?… Est-ce que tu y vas souvent?
– Oui, très souvent. Le soir, on fait de la musique.
– Tiens! Pierrotte est musicien.
– Non! pas lui sa fille.
– Sa fille!… Il a donc une fille?… Hé! hé! Jacques… Est-elle jolie, Mlle Pierrotte?
– Oh! tu m'en demandes trop pour une fois, mon petit Daniel… Un autre jour, je te répondrai.