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Quel était donc ce là-bas si séduisant qui tenait tant à cœur à ma mère Jacques?… Je n'aurais pas été fâché de le connaître. Malheureusement on ne me proposait jamais de m'emmener; et moi, j'étais trop fier pour le demander. Le moyen d'ailleurs d'aller quelque part, avec des caoutchoucs?… Un dimanche pourtant, au moment de partir chez Pierrotte, Jacques me dit avec un peu d'embarras:

«Est-ce que tu n'aurais pas envie de m'accompagner là-bas, petit Daniel? Tu leur ferais sûrement un grand plaisir.

– Mais, mon cher, tu plaisantes…

– Oui, je le sais bien… Le salon de Pierrotte n'est guère la place d'un poète… Ils sont là un tas de vieilles peaux de lapins…

– Oh! ce n'est pas pour cela, Jacques; c'est seulement à cause de mon costume…

– Tiens! au fait… je n'y songeais pas», dit Jacques.

Et il partit comme enchanté d'avoir une vraie raison pour ne pas m'emmener.

À peine au bas de l'escalier, le voilà qui remonte et vient vers moi tout essoufflé.

«Daniel, me dit-il, si tu avais eu des souliers et une jaquette présentable, m'aurais-tu accompagné chez Pierrotte?

– Pourquoi pas?

– Eh bien, alors, viens… je vais t'acheter tout ce qu'il te faut, nous irons là-bas.» Je le regardai, stupéfait. «C'est la fin du mois, j'ai de l'argent», ajouta-t-il pour me convaincre. J'étais si content de l'idée des nippes fraîches que je ne remarquai pas l'émotion de Jacques ni le ton singulier dont il parlait. Ce n'est que plus tard que je songeai à tout cela. Pour le moment, je lui sautai au cou, et nous partîmes chez Pierrotte, en passant par le Palais-Royal, où je m'habillai de neuf chez un fripier.

VI LE ROMAN DE PIERROTTE

QUAND Pierrotte avait Vingt ans, Si On lui avait prédit qu'un jour il succéderait à M. Lalouette dans le commerce des porcelaines, qu'il aurait deux cent mille francs chez son notaire – Pierrotte, un notaire! – et une superbe boutique à l'angle du passage du Saumon, on l'aurait beaucoup étonné.

Pierrotte, à vingt ans, n'était jamais sorti de son village, portait de gros esclots en sapin des Cévennes, ne savait pas un mot de français et gagnait cent écus par an à élever des vers à soie; solide compagnon du reste, beau danseur de bourrée, aimant rire et chanter la gloire, mais toujours d'une manière honnête et sans faire de tort aux cabaretiers. Comme tous les gars de son âge, Pierrotte avait une bonne amie, qu'il allait attendre le dimanche à la sortie des vêpres pour l'emmener danser des gavottes sous les mûriers. La bonne amie de Pierrotte s'appelait Roberte, la grande Roberte. C'était une belle magnanarelle de dix-huit ans, orpheline comme lui, pauvre comme lui, mais sachant très bien lire et écrire, ce qui, dans les villages cévenols, est encore plus rare qu'une dot. Très fier de sa Roberte, Pierrotte comptait l'épouser dès qu'il aurait tiré au sort; mais, le jour du tirage arrivé, le pauvre Cévenol – bien qu'il eût trempé trois fois sa main dans l'eau bénite avant d'aller à l'urne – amena le n° 4… Il fallait partir.

Quel désespoir!… Heureusement Mme Eyssette, qui avait été nourrie, presque élevée par la mère de Pierrotte, vint au secours de son frère de lait et lui prêta deux mille francs pour s'acheter un homme. – On était riche chez les Eyssette dans ce temps-là! L'heureux Pierrotte ne partit donc pas et put épouser sa Roberte; mais comme ces braves gens tenaient avant tout à rendre l'argent de Mme Eyssette et qu'en restant au pays ils n'y seraient jamais parvenus, ils eurent le courage de s'expatrier et marchèrent sur Paris pour y chercher fortune.

Pendant un an, on n'entendit plus parler de nos montagnards; puis, un beau matin, Mme Eyssette reçut une lettre touchante, signée «Pierrotte et sa femme», qui contenait 300 francs, premiers fruits de leurs économies. La seconde année, nouvelle lettre de «Pierrotte et sa femme» avec un envoi de 200 francs et des riens. – Sans doute, les affaires ne marchaient pas. – La quatrième année, troisième lettre de «Pierrotte et sa femme» avec un dernier envoi de 1200 francs et des bénédictions pour toute la famille Eyssette. Malheureusement, quand cette lettre arriva chez nous, nous étions en pleine débâcle: on venait de vendre la fabrique, et nous aussi nous allions nous expatrier… Dans sa douleur, Mme Eyssette oublia de répondre à «Pierrotte et sa femme». Depuis lors, nous n'en eûmes plus de nouvelles, jusqu'au jour où Jacques, arrivant à Paris, trouva le bon Pierrotte – Pierrotte sans sa femme, hélas! – installé dans le comptoir de l'ancienne maison Lalouette.

Rien de moins poétique, rien de plus touchant que l'histoire de cette fortune. En arrivant à Paris, la femme de Pierrotte s'était mise bravement à faire des ménages. La première maison fut justement la maison Lalouette. Ces Lalouette étaient de riches commerçants avares et maniaques, qui n'avaient jamais voulu prendre ni un commis ni une bonne, parce qu'il faut tout faire par soi-même «Monsieur, jusqu'à cinquante ans, j'ai fait mes culottes moi-même!» disait le père Lalouette avec fierté, et qui, sur leurs vieux jours seulement, se donnaient le luxe flamboyant d'une femme de ménage à douze francs par mois. Dieu sait que ces douze francs-là, l'ouvrage les valait bien! La boutique, l'arrière-boutique, un appartement au quatrième, deux seilles d'eau pour la cuisine à remplir tous les matins! Il fallait venir des Cévennes pour accepter de pareilles conditions; mais bah! la Cévenole était jeune, alerte, rude au travail et solide des reins comme une jeune taure; en un tour de main, elle expédiait ce gros ouvrage et, par-dessus le marché, montrait tout le temps aux deux vieillards son joli rire, qui valait plus de douze francs à lui tout seul… À force de belle humeur et de vaillance cette courageuse montagnarde finit par séduire ses patrons. On s'intéressa à elle; on la fit causer; puis, un beau jour, spontanément – les cœurs les plus secs ont parfois de ces soudaines floraisons de bonté -, le vieux Lalouette offrit de prêter un peu d'argent à Pierrotte pour qu'il pût entreprendre un commerce. Son idée. Voici quelle fut l'idée de Pierrotte: il se procura un vieux bidet, une carriole, et s'en alla d'un bout de Paris à l'autre en criant de toutes ses forces: «Débarrassez-vous de ce qui vous gêne!» Notre finaud de Cévenol ne vendait pas, il achetait… quoi?… tout…

Les pots cassés, les vieux fers, les papiers, les bris de bouteilles, les meubles hors de service qui ne valent pas la peine d'être vendus, les vieux galons dont les marchands ne veulent pas, tout ce qui ne vaut rien et qu'on garde chez soi par habitude, par négligence, parce qu'on ne sait qu'en faire, tout ce qui gène!…

Pierrotte ne faisait fi de rien, il achetait tout, ou du moins il acceptait tout; car le plus souvent on ne lui vendait pas, on lui donnait, on se débarrassait, «Débarrassez-vous de ce qui vous gêne!» Dans le quartier Montmartre, le Cévenol était très populaire. Comme tous les petits commerçants ambulants qui veulent faire trou dans le brouhaha de la rue, il avait adopté une mélopée personnelle et bizarre, que les ménagères connaissaient bien… C'était d'abord à pleins poumons le formidable: «Débarrassez-vous de ce qui vous gène!» Puis, sur un ton lent et pleurard, de longs discours tenus à sa bourrique, à son Anastagille, comme il l'appelait. Il croyait dire Anastasie. «Allons! viens, Anastagille; allons! viens, mon enfant…» Et la bonne Anastagille suivait, la tête basse, longeant les trottoirs d'un air mélancolique; et de toutes les maisons on criait: