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C'est à ce moment de la soirée que je revis les yeux noirs. Ils apparurent tout à coup devant moi, lumineux et sympathiques, puis s'éclipsèrent de nouveau avant que j'eusse pu leur parler… Alors seulement je m'aperçus d'une chose, c'est qu'il y avait en Mlle Pierrotte deux êtres très distincts: d'abord Mlle Pierrotte, une petite bourgeoise à bandeaux plats, bien faite pour trôner dans l'ancienne maison Lalouette; et puis, les yeux noirs, ces grands yeux poétiques qui s'ouvraient comme deux fleurs de velours et n'avaient qu'à paraître pour transfigurer cet intérieur de quincailliers burlesques. Mlle Pierrotte, je n'en aurais pas voulu pour rien au monde; mais les yeux noirs… oh! les yeux noirs!…

Enfin, l'heure du départ arriva. C'est Mme Lalouette qui donna le signal. Elle roula son mari dans un grand tartan et l'emporta sous son bras comme une vieille momie entourée de bandelettes. Derrière eux, Pierrotte nous garda encore longtemps sur le palier à nous faire des discours interminables: «Ah çà! monsieur Daniel, maintenant que vous connaissez la maison, j'espère qu'on vous y verra. Nous n'avons jamais grand monde, mais du monde choisi… c'est bien le cas de le dire… D'abord M. et Mme Lalouette, mes anciens patrons; puis Mme Tribou, une dame du plus grand mérite, avec qui vous pourrez causer; puis mon commis, un bon garçon qui nous joue quelquefois de la flûte… c'est bien le cas de le dire… Vous ferez des duos tous les deux. Ce sera gentil.» J'objectai timidement que j'étais fort occupé, et que je ne pourrais peut-être pas venir aussi souvent que je le désirerais.

Cela le fit rire:

«Allons donc! occupé, monsieur Daniel… On les connaît vos occupations à vous autres, dans le Quartier latin… c'est bien le cas de le dire… on doit avoir par là quelque grisette.

– Le fait est, dit Jacques, en riant aussi, que Mlle Coucou-Blanc… ne manque pas d'attraits.» Ce nom de Coucou-Blanc mit le comble à l'hilarité de Pierrotte.

«Comment dites-vous cela, monsieur Jacques?…

«Coucou-Blanc? Elle s'appelle Coucou-Blanc… Hé! hé! hé! voyez-vous ce gaillard-là… à son âge…» Il s'arrêta court en s'apercevant que sa fille l'écoutait; mais nous étions au bas de l'escalier que nous entendions encore son gros rire qui faisait trembler la rampe…

«Eh bien, comment les trouves-tu? me dit Jacques, dès que nous fûmes dehors.

– Mon cher, M. Lalouette est bien laid, mais Mlle Pierrotte est charmante.

– N'est-ce pas? me fit le pauvre amoureux avec une telle vivacité que je ne pus m'empêcher de rire.

– Allons! Jacques, tu t'es trahi», lui dis-je en lui prenant la main.

Ce soir-là, nous nous promenâmes bien tard le long des quais. À nos pieds, la rivière tranquille et noire roulait comme des perles des milliers de petites étoiles. Les amarres des gros bateaux criaient. C'était plaisir de marcher doucement dans l'ombre et d'entendre Jacques me parler d'amour… Il aimait de toute son âme; mais on ne l'aimait pas, il savait bien qu'on ne l'aimait pas.

«Alors, Jacques, c'est qu'elle en aime un autre, sans doute.

– Non, Daniel, je ne crois pas qu'avant ce soir elle ait encore aimé personne.

– Avant ce soir! Jacques, que veux-tu dire?

– Dame! c'est que tout le monde t'aime, toi, Daniel… et elle pourrait bien t'aimer aussi.» Pauvre cher Jacques! Il fallait voir de quel air triste et résigné il disait cela. Moi, pour le rassurer je me mis à rire bruyamment, plus bruyamment même que je n'en avais envie.

«Diable! mon cher, comme tu y vas… je suis donc bien irrésistible ou Mlle Pierrotte bien inflammable…

«Mais non! rassure-toi, ma mère Jacques. Mlle Pierrotte est aussi loin de mon cœur que je le suis du sien; ce n'est pas moi que tu as à craindre bien sûr.» Je parlais sincèrement en disant cela, Mlle Pierrotte n'existait pas pour moi… Les yeux noirs, par exemple, c'est différent.

VII LA ROSE ROUGE ET LES YEUX NOIRS

Après cette première visite à l'ancienne maison Lalouette, je restai quelque temps sans retourner là-bas. Jacques, lui, continuait fidèlement ses pèlerinages du dimanche, et chaque fois il inventait quelque nouveau nœud de cravate rempli de séduction…

C'était tout un poème, la cravate de Jacques, un poème d'amour ardent et contenu, quelque chose comme un sélam d'Orient, un de ces bouquets de fleurs emblématiques que les Bachagas offrent à leurs amoureuses et auxquels ils savent faire exprimer toutes les nuances de la passion.

Si j'avais été femme, la cravate de Jacques avec ses mille nœuds qu'il variait à l'infini m'aurait plus touché qu'une déclaration. Mais voulez-vous que je vous dise! les femmes n'y entendent rien… Tous les dimanches, avant de partir, le pauvre amoureux ne manquait pas de me dire: «Je vais là-bas, Daniel… viens-tu?» Et moi, je répondais invariablement:

«Non! Jacques! je travaille…» Alors il s'en allait bien vite, et je restais seul, tout seul, penché sur l'établi aux rimes.

C'était de ma part un parti pris, et sérieusement pris, de ne plus aller chez Pierrotte. J'avais peur des yeux noirs. Je m'étais dit: «Si tu les revois, tu es perdu», et je tenais bon pour ne pas les revoir…

C'est qu'ils ne me sortaient plus de la tête, ces grands démons d'yeux noirs. Je les retrouvais partout.

J'y pensais toujours, en travaillant, en dormant. Sur tous mes cahiers, vous auriez vu de grands yeux dessinés à la plume, avec des cils longs comme cela, C'était une obsession.

Ah! quand ma mère Jacques, l'œil brillant de plaisir, partait en gambadant pour le passage du Saumon, avec un nœud de cravate inédit, Dieu sait quelles envies folles j'avais de dégringoler l'escalier derrière lui et de lui crier: «Attends-moi!», Mais non! Quelque chose au fond de moi-même m'avertissait que ce serait mal d'aller là-bas, et j'avais quand même le courage de rester à mon établi…: «Non! merci, Jacques! je travaille.» Cela dura quelque temps ainsi. À la longue, la Muse aidant, je serais sans doute parvenu à chasser les yeux noirs de ma cervelle. Malheureusement j'eus l'imprudence de les revoir encore une fois. Ce fut fini! ma tête, mon cœur, tout y passa. Voici dans quelles circonstances:

Depuis la confidence du bord de l'eau, ma mère Jacques ne m'avait plus parlé de ses amours; mais je voyais bien à son air que cela n'allait pas comme il aurait voulu… Le dimanche, quand il revenait de chez Pierrotte, il était toujours triste. La nuit je l'entendais soupirer, soupirer… Si je lui demandais:

«Qu'est-ce que tu as, Jacques?» Il me répondait brusquement: «Je n'ai rien.» Mais je comprenais qu'il avait quelque chose, rien qu'au ton dont il me disait cela. Lui, si bon, si patient, il avait maintenant avec moi des mouvements d'humeur. Quelquefois il me regardait comme si nous étions fâchés. Je me doutais bien, vous pensez! qu'il y avait là-dessous quelque gros chagrin d'amour; mais comme Jacques s'obstinait à ne pas m'en parler, je n'osais pas en parler non plus. Pourtant, certain dimanche qu'il m'était revenu plus sombre qu'à l'ordinaire, je voulus en avoir le cœur net.

«Voyons! Jacques, qu'as-tu? lui dis-je en lui prenant les mains… Cela ne va donc pas, là-bas?