– Eh bien, non!… cela ne va pas…, répondit le pauvre garçon d'un air découragé.
– Mais enfin, que se passe-t-il? Est-ce que Pierrotte se serait aperçu de quelque chose? Voudrait-il vous empêcher de vous aimer?…
– Oh! non! Daniel, ce n'est pas Pierrotte qui nous empêche… C'est elle qui ne m'aime pas, qui ne m'aimera jamais.
– Quelle folie, Jacques! Comment peux-tu savoir qu'elle ne t'aimera jamais… Lui as-tu dit que tu l'aimais, seulement?… Non, n'est-ce pas?… Eh bien, alors…
– Celui qu'elle aime n'a pas parlé; il n'a pas eu besoin de parler pour être aimé…
– Vraiment, Jacques, tu crois que le joueur de flûte?…» Jacques n'eut pas l'air d'entendre ma question.
«Celui qu'elle aime n'a pas parlé», dit-il pour la seconde fois.
Et je n'en pus savoir davantage.
Cette nuit-là, on ne dormit guère dans le clocher de Saint-Germain.
Jacques passa presque tout le temps à la fenêtre à regarder les étoiles en soupirant. Moi, je songeais:
«Si j'allais là-bas, voir les choses de près… Après tout, Jacques peut se tromper. Mlle Pierrotte n'a sans doute pas compris tout ce qui tient d'amour dans les plis de cette cravate… Puisque Jacques n'ose pas parler de sa passion, peut-être je ferais bien d'en parler pour lui… Oui, c'est cela: j'irai, je parlerai à cette jeune Philistine, et nous verrons.» Le lendemain, sans avertir ma mère Jacques, je mis ce beau projet à exécution. Certes, Dieu m'est témoin qu'en allant là-bas je n'avais aucune arrière-pensée. J'y allais pour Jacques, rien que pour Jacques… Pourtant, quand j'aperçus à l'angle du passage du Saumon l'ancienne maison Lalouette avec ses peintures vertes et le Porcelaines et Cristaux de la devanture, je sentis un léger battement du cœur qui aurait dû m'avertir… J'entrai. Le magasin était désert; dans le fond, l'homme-flûte prenait sa nourriture; même en mangeant il gardait son instrument sur la nappe près de lui. «Que Camille puisse hésiter entre cette flûte ambulante et ma mère Jacques, voilà qui n'est pas possible…, me disais-je tout en montant. Enfin, nous allons voir…» Je trouvai Pierrotte à table avec sa fille et la dame de grand mérite. Les yeux noirs n'étaient pas là fort heureusement. Quand j'entrai, il y eut une exclamation de surprise. «Enfin, le voilà! s'écria le bon Pierrotte de sa voix de tonnerre… C'est bien le cas de le dire… Il va prendre le café avec nous.» On me fit place. La dame de grand mérite alla me chercher une belle tasse à fleurs d'or, et je m'assis à côté de Mlle Pierrotte.
Elle était très gentille ce jour-là, Mlle Pierrotte.
Dans ses cheveux, un peu au-dessus de l'oreille – ce n'est plus là qu'on les place aujourd'hui – elle avait mis une petite rose rouge, mais si rouge, si rouge…
Entre nous, je crois que cette petite rose rouge était fée, tellement elle embellissait la petite Philistine.
«Ah! çà, monsieur Daniel, me dit Pierrotte avec un bon gros rire affectueux, c'est donc fini, vous ne voulez donc plus venir nous voir!» J'essayai de m'excuser et de parler de mes travaux littéraires. «Oui, oui, je connais ça, le Quartier latin…», fit le Cévenol.
Et il se mit à rire de plus belle en regardant la dame de grand mérite qui toussotait, hem! hem! d'un air entendu et m'envoyait des coups de pied sous la table. Pour ces braves gens, Quartier latin, cela voulait dire orgies, violons, masques, pétards, pots cassés, nuits folles et le reste. Ah! si je leur avais conté ma vie de cénobite dans le clocher de Saint-Germain, je les aurais fort étonnés. Mais, vous savez! quand on est jeune, on n'est pas fâché de passer pour un mauvais sujet. Devant les accusations de Pierrotte, je prenais un petit air modeste, et je ne me défendais que faiblement: «Mais non, mais non! je vous assure… Ce n'est pas ce que vous croyez.» Jacques aurait bien ri de me voir.
Comme nous achevions de prendre le café, un petit air de flûte se fit entendre dans la cour. C'était Pierrotte qu'on appelait au magasin. À peine eut-il le dos tourné, la dame de grand mérite s'en alla à son tour à l'office faire un cinq cents avec la cuisinière. Entre nous, je crois que son plus grand mérite, à cette dame-là, c'était de tripoter les cartes fort habilement.
Quand je vis qu'on me laissait seul avec la petite rose rouge, je pensai: «Voilà le moment!» et j'avais déjà le nom de Jacques sur les lèvres; mais Mlle Pierrotte ne me donna pas le temps de parler.
À voix basse, sans me regarder, elle me dit tout à coup: «Est-ce que c'est Mlle Coucou-Blanc qui vous empêche de venir chez vos amis?» D'abord je crus qu'elle riait, mais non! elle ne riait pas. Elle paraissait même très émue, à voir l'incarnat de ses joues et les battements rapides de sa guimpe. Sans doute on avait parlé de Coucou-Blanc devant elle, et elle s'imaginait confusément des choses qui n'étaient pas.
J'aurais pu la détromper d'un mot; mais je ne sais quelle sotte vanité me retint… Alors, voyant que je ne lui répondais pas, Mlle Pierrotte se tourna de mon côté et, levant ses grands cils qu'elle avait tenus baissés jusqu'alors, elle me regarda… Je mens. Ce n'est pas elle qui me regarda; mais les yeux noirs tout mouillés de larmes et chargés de tendres reproches. Ah! ces chers yeux noirs, délices de mon âme! Ce ne fut qu'une apparition. Les longs cils se baissèrent presque tout de suite, les yeux noirs disparurent; et je n'eus plus à côté de moi que Mlle Pierrotte. Vite, vite, sans attendre une nouvelle apparition, je me mis à parler de Jacques. Je commençai par dire combien il était bon, loyal, brave, généreux.
Je racontai ce dévouement qui ne se lassait pas, cette maternité toujours en éveil, à rendre une vraie mère jalouse. C'est Jacques qui me nourrissait, m'habillait, me faisait ma vie. Dieu sait au prix de quel travail, de quelles privations. Sans lui, je serais encore là-bas, dans cette prison noire de Sarlande, où j'avais tant souffert, tant souffert…
À cet endroit de mon discours, Mlle Pierrotte parut s'attendrir, et je vis une grosse larme glisser le long de sa joue. Moi, bonnement, je crus que c'était pour Jacques et je me dis en moi-même: «Allons! voilà qui va bien.» Là-dessus, je redoublai d'éloquence. Je parlai des mélancolies de Jacques et de cet amour profond, mystérieux qui lui rongeait le cœur. Ah! trois et quatre fois heureuse la femme qui…
Ici la petite rose rouge que Mlle Pierrotte avait dans les cheveux glissa je ne sais comment et vint tomber à mes pieds. Tout juste, à ce moment, je cherchais un moyen délicat de faire comprendre à la jeune Camille qu'elle était cette femme trois et quatre fois heureuse dont Jacques s'était épris. La petite rose rouge en tombant me fournit ce moyen. Quand je vous disais qu'elle était fée, cette petite rose rouge.
– Je la ramassai lestement, mais je me gardai bien de la rendre. «Ce sera pour Jacques, de votre part», dis-je à Mlle Pierrotte avec mon sourire le plus fin. – «Pour Jacques, si vous voulez», répondit Mlle Pierrotte, en soupirant; mais au même instant, les yeux noirs apparurent et me regardèrent tendrement de l'air de me dire: «Non! pas pour Jacques, pour toi!» Et si vous aviez vu comme ils disaient bien cela, avec quelle candeur enflammée, quelle passion pudique et irrésistible! Pourtant j'hésitais encore, et ils furent obligés de répéter deux ou trois fois de suite: «Oui!… pour toi… pour toi.» Alors je baisai la petite rose rouge et je la mis dans ma poitrine.