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Ce soir-là, quand Jacques revint, il me trouva comme à l'ordinaire penché sur l'établi aux rimes et je lui laissai croire que je n'étais pas sorti de la journée. Par malheur, en me déshabillant, la petite rose rouge que j'avais gardée dans ma poitrine roula par terre au pied du lit: toutes ces fées sont pleines de malice. Jacques la vit, la ramassa, et la regarda longuement. Je ne sais pas qui était le plus rouge de la rose ou de moi.

«Je la reconnais, me dit-il, c'est la fleur du rosier qui est là-bas sur la fenêtre du salon.» Puis il ajouta en me la rendant:

«Elle ne m'en a jamais donné, à moi.» Il dit cela si tristement que les larmes m'en vinrent aux yeux.

«Jacques, mon ami Jacques, je te jure qu'avant ce soir…», Il m'interrompit avec douceur: «Ne t'excuse pas, Daniel, je suis sûr que tu n'as rien fait pour me trahir… Je le savais, je savais que c'était toi qu'elle aimait. Rappelle-toi ce que je t'ai dit: “Celui qu'elle aime n'a pas parlé, il n'a pas eu besoin de parler pour être aimé.”» Là-dessus, le pauvre garçon se mit à marcher de long en large dans la chambre. Moi, je le regardais, immobile, ma rose rouge à la main. «Ce qui arrive devait arriver, reprit-il au bout d'un moment. Il y a longtemps que j'avais prévu tout cela.

«Je savais que, si elle te voyait, elle ne voudrait jamais de moi… Voilà pourquoi j'ai si longtemps tardé à t'amener là-bas. J'étais jaloux de toi par avance.

«Pardonne-moi, je l'aimais tant!… Un jour, enfin, j'ai voulu tenter l'épreuve, et je t'ai laissé venir. Ce jour-là, mon cher, j'ai compris que c'était fini. Au bout de cinq minutes, elle t'a regardé comme jamais elle n'a regardé personne. Tu t'en es bien aperçu, toi aussi.

«Oh! ne mens pas, tu t'en es aperçu. La preuve, c'est que tu es resté plus d'un mois sans retourner là-bas; mais, pécaire! cela ne m'a guère servi… Pour les âmes comme la sienne, les absents n'ont jamais tort, au contraire… Chaque fois que j'y allais, elle ne faisait que me parler de toi, et si naïvement, avec tant de confiance et d'amour… C'était un vrai supplice.

«Maintenant c'est fini… J'aime mieux ça.» Jacques me parla ainsi longuement avec la même douceur, le même sourire résigné. Tout ce qu'il disait me faisait peine et plaisir à la fois. Peine, parce que je le sentais malheureux; plaisir, parce que je voyais à travers chacune de ses paroles les yeux noirs qui me luisaient, tout pleins de moi. Quand il eut fini, je m'approchai de lui, un peu honteux, mais sans lâcher la petite rose rouge: «Jacques, est-ce que tu ne vas plus m'aimer maintenant?» Il sourit, et me serrant contre son cœur: «T'es bête, je t'aimerai bien davantage.» C'est une vérité. L'histoire de la rose rouge ne changea rien à la tendresse de ma mère Jacques, pas même à son humeur. Je crois qu'il souffrit beaucoup, mais il ne le laissa jamais voir. Pas un soupir, pas une plainte, rien. Comme par le passé, il continua d'aller là-bas le dimanche et de faire bon visage à tous. Il n'y eut que les nœuds de cravate de supprimés. Du reste, toujours calme et fier, travaillant à se tuer, et marchant courageusement dans la vie, les yeux fixés sur un seul but, la reconstruction du foyer… O Jacques! ma mère Jacques!

Quant à moi, du jour où je pus aimer les yeux noirs librement, sans remords, je me jetai à corps perdu dans ma passion… Je ne bougeais plus de chez Pierrotte. J'y avais gagné tous les cœurs; – au prix de quelles lâchetés, grand Dieu? Apporter du sucre à M. Lalouette, faire la partie de la dame de grand mérite, rien ne me coûtait…

Je m'appelais Désir-de-plaire dans cette maison-là…

En général, Désir-de-plaire venait vers le milieu de la journée. À cette heure, Pierrotte était au magasin, et Mlle Camille toute seule en haut, dans le salon, avec la dame de grand mérite. Dès que j'arrivais, les yeux noirs se montraient bien vite, et presque aussitôt la dame de grand mérite nous laissait seuls. Cette noble dame de compagnie se croyait débarrassée de tout service quand elle me voyait là. Vite, vite à l'office avec la cuisinière, et en avant les cartes.

Je ne m'en plaignais pas; pensez donc! en tête-à-tête avec les yeux noirs.

Dieu! les bonnes heures que j'ai passées dans ce petit salon jonquille! Presque toujours j'apportais un livre, un de mes poètes favoris, et j'en lisais des passages aux yeux noirs, qui se mouillaient de belles larmes ou lançaient des éclairs, selon les endroits.

Pendant ce temps, Mlle Pierrotte brodait près de nous des pantoufles pour son père ou nous jouait ses éternelles Rêveries de Rosellen; mais nous la laissions bien tranquille, je vous assure. Quelquefois cependant, à l'endroit le plus pathétique de nos lectures, cette petite bourgeoise faisait à haute voix une réflexion saugrenue, comme: «Il faut que je fasse venir l'accordeur…» ou bien encore: «J'ai deux points de trop à ma pantoufle» Alors de dépit je fermais le livre et je ne voulais pas aller plus loin; mais les yeux noirs avaient une certaine façon de me regarder qui m'apaisait tout de suite, et je continuais.

Il y avait sans doute une grande imprudence à nous laisser ainsi toujours seuls dans ce petit salon jonquille. Songez qu'à nous deux – les yeux noirs et Désir-de-plaire – nous ne faisions pas trente-quatre ans… Heureusement que Mlle Pierrotte ne nous quittait jamais, et c'était une surveillance très sage, très avisée, très éveillée, comme il en faut à la garde des poudrières… Un jour – je me souviens – nous étions assis, les yeux noirs et moi, sur un canapé du salon, par un tiède après-midi du mois de mai, la fenêtre entrouverte, les grands rideaux baissés et tombant jusqu'à terre. On lisait Faust, ce jour-là!… La lecture finie, le livre me glissa des mains; nous restâmes un moment l'un contre l'autre, sans parler, dans le silence et le demi-jour… Elle avait sa tête appuyée sur mon épaule. Par la guimpe entrebâillée, je voyais de petites médailles d'argent qui reluisaient au fond de la gorgerette… Subitement, Mlle Pierrotte parut au milieu de nous. Il faut voir comme elle me renvoya bien vite à l'autre bout du canapé – et quel grand sermon! «Ce que vous faites là est très mal, chers enfants, nous dit-elle… Vous abusez de la confiance qu'on vous montre… Il faut parler au père de vos projets… Voyons! Daniel, quand lui parlerez-vous?» Je promis de parler à Pierrotte très prochainement, dès que j'aurais fini mon grand poème. Cette promesse apaisa un peu notre surveillante; mais c'est égal! depuis ce jour, défense fut faite aux yeux noirs de s'asseoir sur le canapé, à côté de Désir-de-plaire.

Ah! c'était une jeune personne très rigide, cette demoiselle Pierrotte. Figurez-vous que, dans les premiers temps, elle ne voulait pas permettre aux yeux noirs de m'écrire; à la fin, pourtant, elle y consentit, à l'expresse condition qu'on lui montrerait toutes les lettres. Malheureusement, ces adorables lettres pleines de passion que m'écrivaient les yeux noirs, Mlle Pierrotte ne se contentait pas de les relire; elle y glissait souvent des phrases de son cru comme ceci par exemple:

«… Ce matin, je suis toute triste. J'ai trouvé une araignée dans mon armoire. Araignée du matin, chagrin.» Ou, bien encore:

«On ne se met pas en ménage avec des noyaux de pêche…» Et puis l'éternel refrain: