Peut-être la dame du premier qui venait parler à la Négresse…
À cette idée le petit Chose sentit son cœur battre avec violence; mais il eut le courage de rester devant sa table… Les pas approchaient toujours. Arrivé sur le palier on s'arrêta… Il y eut un moment de silence; puis un léger coup frappé à la porte de la Négresse, qui ne répondit pas.
«C'est elle», se dit-il sans bouger de sa place.
Tout à coup, une lumière parfumée se répandit dans la chambre.
La porte cria, quelqu'un entrait.
Alors, sans tourner la tête, le petit Chose demanda en tremblant:
«Qui est là?»
XI LE CŒUR DE SUCRE
Voila deux mois que Jacques est parti, et il n'est pas encore au moment de revenir. Mlle d'Hacqueville est morte. Le marquis, escorté de son secrétaire, promène son deuil par toute l'Italie, sans interrompre d'un seul jour la terrible dictée de ses mémoires, Jacques, surmené, trouve à peine le temps d'écrire à son frère quelques lignes datées de Rome, de Naples, de Pise, de Palerme. Mais, si le timbre de ces lettres varie souvent, leur texte ne change guère… «Travailles-tu?… Comment vont les yeux noirs?… L'article de Gustave Planche a-t-il paru?… Es-tu retourné chez Irma Borel?» À ces questions, toujours les mêmes, le petit Chose répond invariablement qu'il travaille beaucoup, que la vente du livre va très bien, les yeux noirs aussi; qu'il n'a pas revu Irma Borel, ni entendu parler de Gustave Planche.
Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela?… Une dernière lettre, écrite par le petit Chose en une nuit de fièvre et de tempête, va nous l'apprendre.
«Monsieur Jacques Eyssette, à Pise.
«Dimanche soir, 10 heures.
«Jacques, je t'ai menti. Depuis deux mois je ne fais que te mentir. Je t'écris que je travaille, et depuis deux mois mon écritoire est à sec. Je t'écris que la vente de mon livre va bien, et depuis deux mois on n'en a pas vendu un exemplaire. Je t'écris que je ne revois plus Irma Borel, et depuis deux mois je ne l'ai pas quittée. Quant aux yeux noirs, hélas!… ô Jacques, Jacques, pourquoi ne t'ai-je pas écouté?
«Pourquoi suis-je retourné chez cette femme?
«Tu avais raison, c'est une aventurière, rien de plus. D'abord, je la croyais intelligente. Ce n'est pas vrai, tout ce qu'elle dit lui vient de quelqu'un. Elle n'a pas de cervelle, pas d'entrailles. Elle est fourbe, elle est cynique, elle est méchante. Dans ses accès de colère, je l'ai vue rouer sa Négresse de coups de cravache, la jeter par terre, la trépigner. Avec cela, une femme forte, qui ne croit ni à Dieu ni au diable, mais qui accepte aveuglément les prédictions des somnambules et du marc de café, Quant à son talent de tragédienne, elle a beau prendre des leçons d'un avorton à bosse et passer toutes ses journées chez elle avec des boules élastiques dans la bouche, je suis sûr qu'aucun théâtre n'en voudra. Dans la vie privée, par exemple, c'est une fière comédienne.
«Comment j'étais tombé dans les griffes de cette créature, moi qui aime tant ce qui est bon et ce qui est simple, je n'en sais vraiment rien, mon pauvre Jacques; mais ce que je puis te jurer, c'est que je lui ai échappé et que maintenant tout est fini, fini, fini… Si tu savais comme j'étais lâche et ce qu'elle faisait de moi!… Je lui avais raconté toute mon histoire: je lui parlais de toi, de notre mère, des yeux noirs. C'est à mourir de honte, je te dis… Je lui avais donné tout mon cœur, je lui avais livré toute ma vie; mais de sa vie à elle, jamais elle n'avait rien voulu me livrer. Je ne sais pas qui elle est, je ne sais pas d'où elle vient. Un jour je lui ai demandé si elle avait été mariée, elle s'est mise à rire. Tu sais, cette petite cicatrice qu'elle a sur la lèvre, c'est un coup de couteau qu'elle a reçu là-bas dans son pays, à Cuba. J'ai voulu savoir qui lui avait fait cela. Elle m'a répondu très simplement: «Un Espagnol nommé Pacheco», et pas un mot de plus. C'est bête n'est-ce pas? Est-ce que je le connais moi, ce Pacheco? Est-ce qu'elle n'aurait pas dû me donner quelques explications?… Un coup de couteau, ce n'est pas naturel, que diable! Mais voilà… les artistes qui l'entourent lui ont fait un renom de femme étrange, et elle tient à sa réputation… Oh! ces artistes, mon cher, je les exècre. Si tu savais ces gens-là, à force de vivre avec des statues et des peintures, ils en arrivent à croire qu'il n'y a que cela au monde. Ils vous parlent toujours de forme, de ligne, de couleur, d'art grec, de Parthénon, de méplats, de mastoïdes. Ils regardent votre nez, votre bras, votre menton. Ils cherchent si vous avez un type, du galbe, du caractère; mais de ce qui bat dans nos poitrines, de nos passions, de nos larmes, de nos angoisses, ils s'en soucient autant que d'une chèvre morte. Moi, ces bonnes gens ont trouvé que ma tête avait du caractère mais que ma poésie n'en avait pas du tout.
Ils m'ont joliment encouragé, va! «Au début de notre liaison, cette femme avait cru mettre la main sur un petit prodige, un grand poète de mansarde: – m'a-t-elle assommé avec sa mansarde! Plus tard, quand son cénacle lui a prouvé que je n'étais qu'un imbécile, elle m'a gardé pour le caractère de ma tête. Ce caractère, il faut te dire, variait selon les gens. Un de ses peintres, qui me voyait le type italien, m'a fait poser pour un pifferaro; un autre, pour un Algérien marchand de violettes; un autre… Est-ce que je sais? Le plus souvent, je posais avec elle, et, pour lui plaire, je devais garder tout le jour mes oripeaux sur les épaules et figurer dans son salon, à côté du kakatoès. Nous avons passé bien des heures ainsi, moi en Turc, fumant de longues pipes dans un coin de sa chaise longue, elle à l'autre bout de sa chaise, déclamant avec ses boules élastiques dans la bouche, et s'interrompant de temps à autre pour me dire: «Quelle tête à caractère vous avez, mon cher Dani-Dan!» Quand j'étais en Turc, elle m'appelait Dani-Dan; quand j'étais en italien, Danielo; jamais Daniel…
J'aurai du reste l'honneur de figurer sous ces deux espèces à l'Exposition prochaine de peinture: on verra sur le livret: «Jeune pifferaro, à Mme Irma Borel.» «Jeune fellah, à Mme Irma Borel.» Et ce sera moi… quelle honte! «Je m'arrête un moment, Jacques. Je vais ouvrir la fenêtre, et boire un peu l'air de la nuit. J'étouffe… je n'y vois plus.
«Onze heures.
«L'air me fait du bien. En laissant la fenêtre ouverte, je puis continuer à t'écrire. Il pleut, il fait noir, les cloches sonnent. Que cette chambre est triste!… Chère petite chambre! Moi qui l'aimais tant autrefois; maintenant je m'y ennuie. C'est elle qui me l'a gâtée; elle y est venue trop souvent. Tu comprends, elle m'avait là sous la main, dans la maison; c'était commode. Oh! ce n'était plus la chambre du travail…
«Que je fusse ou non chez moi, elle entrait à toute heure et fouillait partout. Un soir, je la trouvai furetant dans un tiroir où je renferme ce que j'ai de plus précieux au monde, les lettres de notre mère, les tiennes, celles des yeux noirs; celles-ci dans une boîte dorée que tu dois connaître. Au moment où j'entrai, Irma Borel tenait cette boîte et allait l'ouvrir. Je n'eus que le temps de m'élancer et de la lui arracher des mains.
«- Que faites-vous là?» lui criai-je indigné…
«Elle prit son air le plus tragique:
«- J'ai respecté les lettres de votre mère; mais celles-ci m'appartiennent, je les veux… Rendez-moi cette boîte.