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«De toutes les pièces du répertoire, c'était celle que les élèves du bossu savaient le mieux, On n'avait besoin pour la mettre sur pied que de quelques raccords et répétitions d'ensemble. Va donc pour Athalie…

«Comme Irma Borel était trop grande dame pour se déranger, les répétitions se firent chez elle. Chaque jour, le bossu amenait ses élèves, quatre ou cinq grandes filles maigres, solennelles, drapées dans des cachemires français à treize francs cinquante, et trois ou quatre pauvres diables avec des habits de papier noirci et des têtes de naufragés… On répétait tout le jour, excepté de huit à dix; car, malgré les apprêts de la représentation, les mystérieuses sorties n'avaient pas cessé. Irma, le bossu, les élèves, tout le monde travaillait avec rage. Pendant deux jours on oublia de donner à manger au kakatoès. Quant au jeune Dani-Dan, on ne s'occupait plus de lui… En somme tout allait bien; l'atelier était paré, le théâtre construit, les costumes prêts, les invitations faites.

«Voilà que trois ou quatre jours avant la représentation, le jeune Eliacin – une fillette de dix ans, la nièce du bossu – tombe malade… Comment faire?

«Où trouver un Eliacin, un enfant capable d'apprendre son rôle en trois jours?… Consternation générale.

«Tout à coup, Irma Borel se tourne vers moi:

«- Au fait, Dani-Dan, si vous vous en chargiez?

«- Moi? Vous plaisantez… À mon âge!…

«- Ne dirait-on pas que c'est un homme. Mais mon petit, vous avez l'air d'avoir quinze ans; en scène, costumé, maquillé, vous en paraîtrez douze…

«D'ailleurs, le rôle est tout à fait dans le caractère de votre tête.»

«Mon cher ami, j'eus beau me débattre:

«- Il fallut en passer par où elle voulait, comme toujours. Je suis si lâche…

«La représentation eut lieu… Ah! si j'avais le cœur à rire, comme je t'amuserais avec le récit de cette journée… On avait compté sur les directeurs du Gymnase et du Théâtre-Français; mais il paraît que ces messieurs avaient affaire ailleurs, et nous nous contentâmes d'un directeur de la banlieue, amené au dernier moment. En somme, ce petit spectacle de famille n'alla pas trop de travers… Irma Borel fut très applaudie… Moi, je trouvais que cette Athalie de Cuba était trop emphatique, qu'elle manquait d'expression, et parlait le français comme une… fauvette espagnole; mais, bah! ses amis les artistes n'y regardaient pas de si près. Le costume était authentique, la cheville fine, le cou bien attaché… C'est tout ce qu'il leur fallait. Quant à moi, le caractère de ma tête me valut aussi un très beau succès, moins beau pourtant que celui de Coucou-Blanc dans le rôle muet de la nourrice. Il est vrai que la tête de la Négresse avait encore plus de caractère que la mienne. Aussi, lorsque au cinquième acte elle parut tenant sur son poing l'énorme kakatoès – son Turc, sa Négresse, son kakatoès, la tragédienne avait voulu que nous figurions tous dans la pièce -, et roulant d'un air étonné de gros yeux blancs très féroces, il y eut par toute la salle une formidable explosion de bravos. «Quel succès!» disait Athalie rayonnante…

«Jacques!… Jacques!… J'entends sa voiture qui rentre. Oh! la misérable femme! D'où vient-elle si tard? Elle l'a donc oubliée notre horrible matinée; moi qui en tremble encore! «La porte s'est refermée… Pourvu maintenant qu'elle ne monte pas! Vois tu, c'est terrible, le voisinage d'une femme qu'on exècre!

«Une heure.

«La représentation que je viens de te racontera eu lieu il y a trois jours.

«Pendant ces trois jours, elle a été gaie, douce, affectueuse, charmante. Elle n'a pas une fois battu sa Négresse. À plusieurs reprises, elle m'a demandé de tes nouvelles, si tu toussais toujours; et pourtant, Dieu sait qu'elle ne t'aime pas… J'aurais dû me douter de quelque chose.

«Ce matin, elle entre dans ma chambre, comme neuf heures sonnaient. Neuf heures!… Jamais je ne l'avais vue à cette heure-là!… Elle s'approche de moi et me dit en souriant:

«- Il est neuf heures!»«Puis tout à coup, devenant solennelle:

«- Mon ami, me dit-elle, je vous ai trompé. Quand nous nous sommes rencontrés, je n'étais pas libre.

«Il y avait un homme dans ma vie, lorsque vous y êtes entré; un homme à qui je dois mon luxe, mes loisirs, tout ce que j'ai.».

«Je te le disais bien, Jacques, qu'il y avait quelque infamie sous ce mystère.

«- Du jour où je vous ai connu, cette liaison m'est devenue odieuse… Si je ne vous en ai pas parlé, c'est que je vous connaissais trop fier pour consentir à me partager avec un autre. Si je ne l'ai pas brisée, c'est parce qu'il m'en coûtait de renoncer à cette existence indolente et luxueuse pour laquelle je suis née… Aujourd'hui, je ne peux plus vivre ainsi. Ce mensonge me pèse, cette trahison de tous les jours me rend folle… Et si vous voulez encore de moi après l'aveu que je viens de vous faire je suis prête à tout quitter et à vivre avec vous dans un coin, où vous voudrez…» «Ces derniers mots «où vous voudrez» furent dits à voix basse, tout près de moi, presque sur mes lèvres, pour me griser…

«J'eus pourtant le courage de lui répondre, et même très sèchement, que j'étais pauvre, que je ne gagnais pas ma vie, et que je ne pouvais pas la faire nourrir par mon frère Jacques.

«Sur cette réponse, elle releva la tête d'un air de triomphe:

«- Eh bien, si j'avais trouvé pour nous deux un moyen honorable et sûr de gagner notre vie sans nous quitter, que diriez-vous?»

«Là-dessus, elle tira d'une de ses poches un grimoire sur papier timbré qu'elle se mit à me lire… C'était un engagement pour nous deux dans un théâtre de la banlieue parisienne; elle, à raison de cent francs par mois; moi, à raison de cinquante.

«Tout était prêt; nous n'avions plus qu'à signer.

«Je la regardai, épouvanté. Je sentais qu'elle m'entraînait dans un trou, et j'eus un moment de n'être pas assez fort pour résister… La lecture du grimoire finie, sans me laisser le temps de répondre, elle se mit à parler fiévreusement des splendeurs de la carrière théâtrale et de la vie glorieuse que nous allions mener là-bas, libres, fiers, loin du monde, tout à notre art et à notre amour.

«Elle parla trop; c'était une faute. J'eus le temps de me remettre, d'invoquer ma mère Jacques dans le fond de mon cœur, et quand elle eut fini sa tirade, je pus lui dire très froidement:

«- Je ne veux pas être comédien…»

«Bien entendu elle ne lâcha pas prise et recommença ses belles tirades.

«Peine perdue… À tout ce qu'elle put me dire, je ne répondis qu'une chose:

«- Je ne veux pas être comédien…»

«Elle commençait à perdre patience.

«- Alors, me dit-elle en pâlissant, vous préférez que je retourne là-bas; de huit à dix, et que les choses restent comme elles sont…»

«À cela je répondis un peu moins froidement:

«- Je ne préfère rien… Je trouve très honorable à vous de vouloir gagner votre vie et ne plus la devoir aux générosités d'un monsieur de huit à dix… Je vous répète seulement que je ne me sens pas la moindre vocation théâtrale, et que je ne serai pas un comédien.»