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«À ce coup elle éclata.

«- Ah! tu ne veux pas être comédien… Qu'est-ce que tu seras donc alors?… Te croirais-tu poète, par hasard?… Il se croit poète!… mais tu n'as rien de ce qu'il faut, pauvre fou!… Je vous demande, parce que ça vous a fait imprimer un méchant livre dont personne ne veut, ça se croit poète… Mais, malheureux, ton livre est idiot, tous me le disent bien…

«Depuis deux mois qu'il est en vente, on n'en a vendu qu'un exemplaire, et c'est le mien… Toi, poète, allons donc!… Il n'y a que ton frère pour croire à une niaiserie pareille… Encore un joli naïf, celui-là!… et qui t'écrit de bonnes lettres… Il est à mourir de rire avec son article de Gustave Planche…

«En attendant, il se tue pour te faire vivre; et toi, pendant ce temps là, tu… tu… au fait, qu'est-ce que tu fais? Le sais-tu seulement?… Parce que ta tête a un certain caractère, cela te suffit; tu t'habilles en Turc, et tu crois que tout est là!… D'abord, je te préviens que depuis quelque temps le caractère de ta tête se perd joliment… tu es laid, tu es très laid. Tiens! regarde-toi…, je suis sûre que si tu retournais vers ta donzelle Pierrotte, elle ne voudrait plus de toi… Et pourtant, vous êtes bien faits l'un pour l'autre… Vous êtes nés tous les deux pour vendre de la porcelaine au passage du Saumon.

«C'est bien mieux ton affaire que d'être comédien…»

«Elle bavait, elle étranglait. Jamais tu n'as vu folie pareille. Je la regardais sans rien dire. Quand elle eut fini, je m'approchai d'elle

«J'avais tout le corps qui me tremblait – et je lui dis bien tranquillement:

«- Je ne veux pas être comédien.»

«Disant cela, j'allai vers la porte, je l'ouvris et la lui montrai.

«- M'en aller, fit-elle en ricanant… Oh! pas encore… j'en ai encore long à vous dire.».

«Pour le coup, je n'y tins plus. Un paquet de sang me monta au visage. Je pris un des chenets de la cheminée et je courus sur elle… Je te réponds qu'elle a déguerpi… Mon cher, à ce moment-là, j'ai compris l'Espagnol Pacheco.

«Derrière elle, j'ai pris mon chapeau, et je suis descendu. J'ai couru tout le jour, de droite et de gauche, comme un homme ivre… Ah! si tu avais été là… Un moment j'ai eu l'idée d'aller chez Pierrotte, de me jeter à ses pieds, de demander grâce aux yeux noirs. Je suis allé jusqu'à la porte du magasin, mais je n'ai pas osé entrer… Voilà deux mois que je n'y vais plus. On m'a écrit, pas de réponse. On est venu me voir, je me suis caché. Comment pourrait-on me pardonner?… Pierrotte était assis sur son comptoir.

«Il avait l'air triste… Je suis resté un moment à le regarder, debout contre la vitre, puis je me suis enfui en pleurant.

«La nuit venue, je suis rentré. J'ai pleuré longtemps à la fenêtre; après quoi, j'ai commencé à t'écrire. Je t'écrirai ainsi toute la nuit. Il me semble que tu es là, que je cause avec toi, et cela me fait du bien.

«Quel monstre que cette femme! Comme elle était sûre de moi! Comme elle me croyait bien son jouet, sa chose!… Comprends-tu? m'emmener jouer la comédie dans la banlieue!… Conseille-moi, Jacques, je m'ennuie, je souffre… Elle m'a fait bien du mal, vois-tu! je ne crois plus en moi, je doute, j'ai peur…

«Que faut-il faire?… travailler?… Hélas! elle a raison, je ne suis pas poète, mon livre ne s'est pas vendu…

«Et pour payer, comment vas-tu faire?…

«Toute ma vie est gâtée. Je n'y vois plus, je ne sais plus. Il fait noir… Il y a des noms prédestinés.

«Elle s'appelle Irma Borel. Borel, chez nous, ça veut dire bourreau… Irma Bourreau!… Comme ce nom lui va bien!… Je voudrais déménager. Cette chambre m'est odieuse… Et puis, je suis exposé à la rencontrer dans l'escalier… Par exemple, sois tranquille, si elle remonte jamais… Mais elle ne remontera pas…

Elle m'a oublié. Les artistes sont là pour la consoler…

«Ah! mon Dieu! qu'est-ce que j'entends?… Jacques, mon frère, c'est elle. Je te dis que c'est elle.

«Elle vient ici; j'ai reconnu son pas… Elle est là, tout Près… J'entends son haleine… Son œil collé à la serrure me regarde, me brûle, me…» Cette lettre ne partit pas.

XII TOLOCOTOTIGNAN

Me voici arrivé aux pages les plus sombres de mon histoire, aux jours de misère et de honte que Daniel Eyssette a vécus à côté de cette femme, comédien dans la banlieue de Paris. Chose singulière! ce temps de ma vie, accidenté, bruyant, tourbillonnant, m'a laissé des remords plutôt que des souvenirs.

Tout ce coin de ma mémoire est brouillé, je ne vois rien, rien…

Mais, attendez!… Je n'ai qu'à fermer les yeux et à fredonner deux ou trois fois ce refrain bizarre et mélancolique: Tolocototignan! Tolocototignan! tout de suite, comme par magie, mes souvenirs assoupis vont se réveiller, les heures mortes sortiront de leurs tombeaux, et je retrouverai le petit Chose, tel qu'il était alors, dans une grande maison neuve du boulevard Montparnasse, entre Irma Borel qui répétait ses rôles, et Coucou-Blanc qui chantait sans cesse:

Tolocototignan / Tolocototignan!

Pouah! l'horrible maison! je la vois maintenant, je la vois avec ses mille fenêtres, sa rampe verte et poisseuse, ses plombs béants, ses portes numérotées, ses longs corridors blancs qui sentaient la peinture fraîche… toute neuve, et déjà salie!… Il y avait cent huit chambres là-dedans; dans chaque chambre, un ménage. Et quels ménages!… Tout le jour, c'étaient des scènes, des cris, du fracas, des tueries; la nuit des piaillements d'enfants, des pieds nus marchant sur le carreau, puis le balancement uniforme et lourd des berceaux. De temps en temps, pour varier, des visites de la police.

C'est là, c'est dans cet antre garni à sept étages qu'Irma Borel et le petit Chose étaient venus abriter leur amour… Triste logis et bien fait pour un pareil hôte!… Ils l'avaient choisi parce que c'était près de leur théâtre; et puis, comme dans toutes les maisons neuves, ils ne payaient pas cher. Pour quarante francs- un prix d'essuyeurs de plâtre – ils avaient deux chambres au second étage, avec un liséré de balcon sur le boulevard, le plus bel appartement de l'hôtel…

Ils rentraient tous les soirs vers minuit, à la fin du spectacle. C'était sinistre de revenir par ces grandes avenues désertes, où rôdaient des blouses silencieuses, des filles en cheveux, et les longues redingotes des patrouilles grises.

Ils marchaient vite au milieu de la chaussée. En arrivant, ils trouvaient un peu de viande froide sur un coin de la table et la Négresse Coucou-Blanc, qui attendait… car Irma Borel avait gardé Coucou-Blanc.

M. de Huit-à-Dix avait repris son cocher, ses meubles, sa vaisselle, sa voiture. Irma Borel avait gardé sa Négresse, son kakatoès, quelques bijoux et toutes ses robes… Celles-ci, bien entendu, ne lui servaient plus qu'à la scène, les traînes de velours et de moire n'étant point faites pour balayer les boulevards extérieurs… À elles seules, les robes occupaient une des deux chambres. Elles étaient là pendues tout autour à des portemanteaux d'acier, et leurs grands plis soyeux, leurs couleurs voyantes contrastaient étrangement avec le carreau dérougi et le meuble fané.