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C'est dans cette chambre que couchait la Négresse.

Elle y avait installé sa paillasse, son fer à cheval, sa bouteille d'eau-de-vie; seulement, de peur du feu, on ne lui laissait pas de lumière. Aussi, la nuit, quand ils rentraient, Coucou-Blanc, accroupie sur une paillasse au clair de lune, avait l'air, parmi ces robes mystérieuses, d'une vieille sorcière préposée par Barbe-Bleue à la garde des sept pendues. L'autre pièce, la plus petite, était pour eux et le kakatoès.

Juste la place d'un lit, de trois chaises, d'une table et du grand perchoir à bâtons dorés. Si triste et si étroit que fût leur logis, ils n'en sortaient jamais. Le temps que leur laissait le théâtre, ils le passaient chez eux à apprendre leurs rôles, et c'était, je vous le jure, un terrible charivari. D'un bout de la maison à l'autre on entendait leurs rugissements dramatiques: «Ma fille, rendez-moi ma fille! – Par ici, Gaspard! – Son nom, son nom, miséra-a-ble!» Par là-dessus, les cris déchirants du kakatoès, et la voix aiguë de Coucou-Blanc qui chantonnait sans cesse:

Tolocototignan!… Tolocototignan!…

Irma Borel était heureuse, elle. Cette vie lui plaisait; cela l'amusait de jouer au ménage d'artistes pauvres. «Je ne regrette rien», disait-elle souvent.

Qu'aurait-elle regretté? Le jour où la misère la fatiguerait, le jour où elle serait lasse de boire du vin au litre et de manger ces hideuses portions à sauce brune qu'on leur montait de la gargote, le jour où elle en aurait jusque-là de l'art dramatique de la banlieue, ce jour-là, elle savait bien qu'elle reprendrait son existence d'autrefois. Tout ce qu'elle avait perdu, elle n'aurait qu'à lever un doigt pour le retrouver.

C'est cette pensée d'arrière-garde qui lui donnait du courage et lui faisait dire: «Je ne regrette rien.» Elle ne regrettait rien, elle; mais lui, lui?…

Ils avaient débuté tous les deux dans Gaspardo le Pêcheur, un des plus beaux morceaux de ferblanterie mélodramatique. Elle y fut très acclamée, non certes pour son talent – mauvaise voix, gestes ridicules mais pour ses bras de neige, pour ses robes de velours. Le public de là-bas n'est pas habitué à ces exhibitions de chair éblouissante et de robes glorieuses à quarante francs le mètre. Dans la salle on disait: «C'est une duchesse!» et les titis émerveillés applaudissaient à tête fendre…

Il n'eut pas le même succès. On le trouva trop petit; et puis il avait peur, il avait honte. Il parlait tout bas comme à confesse: «Plus haut! plus haut!» lui criait-on. Mais sa gorge se serrait, étranglant les mots au passage. Il fut sifflé… Que voulez-vous! Irma avait beau dire, la vocation n'y était pas.

Après tout, parce qu'on est mauvais poète, ce n'est pas une raison pour être bon comédien.

La créole le consolait de son mieux: «Ils n'ont pas compris le caractère de ta tête…», lui disait-elle souvent. Le directeur ne s'y trompa point lui, sur le caractère de sa tête. Après deux représentations orageuses, il le fit venir dans son cabinet et lui dit:

«Mon petit, le drame n'est pas ton affaire. Nous nous sommes fourvoyés. Essayons du vaudeville. Je crois que dans les comiques tu marcheras très bien.» Et dès le lendemain, on essaya du vaudeville. Il joua les jeunes premiers comiques, les gandins ahuris auxquels on fait boire de là limonade Rogé en guise de champagne, et qui courent la scène en se tenant le ventre, les niais à perruque rousse qui pleurent comme des veaux, «heu!… heu!… heu!…», les amoureux de campagne qui roulent des yeux bêtes en disant: «Mam'selle, j'vous aimons ben!… heulla!

ben vrai, j'vous aimons tout plein!» Il joua les Jeannot, les trembleurs, tous ceux qui sont laids, tous ceux qui font rire, et la vérité me force à dire qu'il ne s'en tira pas trop mal. Le malheureux avait du succès; il faisait rire!

Expliquez cela si vous pouvez. C'est quand il était en scène, grimé, plâtré, chargé d'oripeaux, que le petit Chose pensait à Jacques et aux yeux noirs. C'est au milieu d'une grimace, au coin d'un lazzi bête, que l'image de tous ces chers êtres, qu'il avait lâchement trahis, se dressait tout à coup devant lui.

Presque tous les soirs, les titis de l'endroit pourront vous l'affirmer, il lui arrivait de s'arrêter net au beau milieu d'une tirade et de rester debout, sans parler, la bouche ouverte, à regarder la salle… Dans ces moments-là, son âme lui échappait, sautait par-dessus la rampe, crevait le plafond du théâtre d'un coup d'aile, et s'en allait bien loin donner un baiser à Jacques, un baiser à Mme Eyssette, demander grâce aux yeux noirs en se plaignant amèrement du triste métier qu'on lui faisait faire.

«Heulla! ben vrai! j' vous aimons tout plein!…» disait tout à coup la voix du souffleur, et alors, le malheureux petit Chose, arraché à son rêve, tombé du ciel, promenait autour de lui de grands yeux étonnés où se peignait un effarement si naturel, si comique, que toute la salle partait d'un gros éclat de rire. En argot de théâtre, c'est ce qu'on appelle un effet. Sans le vouloir, il avait trouvé un effet.

La troupe dont ils faisaient partie desservait plusieurs communes. C'était une façon de troupe nomade, jouant tantôt à Grenelle, à Montparnasse, à Sèvres, à Sceaux, à Saint-Cloud. Pour aller d'un pays à l'autre, on s'entassait dans l'omnibus du théâtre – un vieil omnibus café au lait traîné par un cheval phtisique. En route, on chantait, on jouait aux cartes. Ceux qui ne savaient pas leurs rôles se mettaient dans le fond et repassaient les brochures.

C'était sa place à lui.

Il restait là, taciturne et triste comme sont les grands comiques, l'oreille fermée à toutes les trivialités qui bourdonnaient à ses côtés. Si bas qu'il fût tombé, ce cabotinage roulant était encore au-dessous de lui. Il avait honte de se trouver en pareille compagnie. Les femmes, de vieilles prétentions, fanées, fardées, maniérées, sentencieuses. Les hommes, des êtres communs, sans idéal, sans orthographe, des fils de coiffeurs ou de marchandes de frites, qui s'étaient faits comédiens par désœuvrement, par fainéantise, par amour du paillon, du costume, pour se montrer sur les planches en collant de couleur tendre et redingotes à la Souwaroff, les lovelaces de Barrière, toujours préoccupés de leur tenue, dépensant leurs appointements en frisures, et vous disant, d'un air convaincu: «Aujourd'hui, j'ai bien travaillé», quand ils avaient passé cinq heures à se faire une paire de bottes Louis XV avec deux mètres de papier verni… En vérité, c'était bien la peine de railler le salon à musique de Pierrotte pour venir échouer dans cette guimbarde. À cause de son air maussade et de ses fiertés silencieuses, ses camarades ne l'aimaient pas. On disait:

«C'est un sournois.» La créole, en revanche, avait su gagner tous les cœurs. Elle trônait dans l'omnibus comme une princesse en bonne fortune, riait à belles dents, renversait la tête en arrière pour montrer sa fine encolure, tutoyait tout le monde, appelait les hommes «mon vieux», les femmes «ma petite», et forçait les plus hargneux à dire d'elle: «C'est une bonne fille.» Une bonne fille, quelle dérision!…

Ainsi roulant, riant, les grosses plaisanteries faisant feu, on arrivait au lieu de la représentation. Le spectacle fini, on se déshabillait d'un tour de main, et vite on remontait en voiture pour rentrer à Paris.