Выбрать главу

«Je ne les ai pas ici, monsieur Jacques. Attendez-moi, je vais les chercher là-haut.» Avant de sortir, il ajouta d'un air contraint: «Je ne vous dis pas de monter; cela lui ferait trop de peine.» Jacques soupira. «Vous avez raison, Pierrotte, il vaut mieux que je ne monte pas.» Au bout de cinq minutes, le Cévenol revint avec deux billets de mille francs qu'il lui mit dans la main.

Jacques ne voulait pas les prendre: «Je n'ai besoin que de quinze cents francs», disait-il. Mais le Cévenol insista: «Je vous en prie, monsieur Jacques, gardez tout.

Je tiens à ce chiffre de deux mille francs. C'est ce que mademoiselle m'a prêté dans le temps pour m'acheter un homme. Si vous me refusiez, c'est bien le cas de le dire, je vous en voudrais mortellement.» Jacques n'osa pas refuser; il mit l'argent dans sa poche, et, tendant la main au Cévenol, il lui dit très simplement: «Adieu, Pierrotte, et merci!» Pierrotte lui retint la main.

Ils restèrent quelque temps ainsi, émus et silencieux, en face l'un de l'autre. Tous les deux, ils avaient le nom de Daniel sur les lèvres, mais ils n'osaient pas le prononcer, par une même délicatesse… Ce père et cette mère se comprenaient si bien!… Jacques, le premier, se dégagea doucement. Les larmes le gagnaient; il avait hâte de sortir, Le Cévenol l'accompagna jusque dans le passage. Arrivé là, le pauvre homme ne put pas contenir plus longtemps l'amertume dont son cœur était plein, et il commença d'un air de reproche: «Ah! monsieur Jacques… monsieur Jacques… c'est bien le cas de le dire!…» Mais il était trop ému pour achever sa traduction, et ne put que répéter deux fois de suite: «C'est bien le cas de le dire… C'est bien le cas de le dire…» Oh! oui, c'était bien le cas de le dire! En quittant Pierrotte, Jacques retourna chez l'imprimeur. Malgré les protestations de l'Alsacien, il voulut lui rendre sur-le-champ les quatre cents francs prêtés à Daniel. Il lui laissa en outre, pour n'avoir plus à s'inquiéter, l'argent des trois billets à échoir; après quoi, se sentant le cœur plus léger, il se dit:

«Cherchons l'enfant.» Malheureusement, l'heure était déjà trop avancée pour se mettre en chasse le jour même; d'ailleurs la fatigue du voyage, l'émotion, la petite toux sèche et continue qui le minait depuis longtemps, avaient tellement brisé la pauvre mère Jacques, qu'il dut revenir rue Bonaparte pour prendre un peu de repos.

Ah! lorsqu'il entra dans la petite chambre et qu'aux dernières heures d'un vieux soleil d'octobre, il revit tous ces objets qui lui parlaient de son enfant: l'établi aux rimes devant la fenêtre, son verre, son encrier, ses pipes à court tuyau comme celles de l'abbé Germane; lorsqu'il entendit sonner les bonnes cloches de Saint-Germain un peu enrouées par le brouillard, lorsque l'angélus du soir – cet angélus mélancolique que Daniel aimait tant – vint battre de l'aile contre les vitres humides; ce que la mère Jacques souffrit, une mère seule pourrait le dire…

Il fit deux ou trois fois le tour de la chambre, regardant partout, ouvrant toutes les armoires, dans l'espoir d'y trouver quelque chose qui le mît sur la trace du fugitif. Mais hélas! les armoires étaient vides. On n'avait laissé que du vieux linge, des guenilles. Toute la chambre sentait le désastre et l'abandon. On était parti, on s'était enfui. Il y avait dans un coin, par terre, un chandelier, et dans la cheminée, sous un monceau de papier brûlé, une boîte blanche à filets d'or. Cette boîte, il la reconnut. C'était là qu'on mettait les lettres des yeux noirs. Maintenant, il la retrouvait dans les cendres. Quel sacrilège! En continuant ses recherches, il dénicha dans un tiroir de l'établi quelques feuillets couverts d'une écriture irrégulière, fiévreuse, l'écriture de Daniel quand il était inspiré. «C'est un poème sans doute» se dit la mère Jacques en s'approchant de la fenêtre pour lire. C'était un poème en effet, un poème lugubre, qui commençait ainsi:

«Jacques, je t'ai menti. Depuis deux mois, je ne fais que te mentir.» Cette lettre n'était pas partie; mais, comme on voit, elle arrivait quand même à destination. La Providence, cette fois, avait fait le service de la poste.

Jacques la lut d'un bout à l'autre. Quand il fut au passage où la lettre parlait d'un engagement à Montparnasse, proposé avec tant d'insistance, refusé avec tant de fermeté, il fit un bond de joie:

«Je sais où il est», cria-t-il; et, mettant la lettre dans sa poche, il se coucha plus tranquille; mais, quoique brisé de fatigue, il ne dormit pas. Toujours cette maudite toux… Au premier bonjour de l'aurore, une aurore d'automne, paresseuse et froide, il se leva lestement. Son plan était fait.

Il ramassa les hardes qui restaient au fond des armoires, les mit dans sa malle, sans oublier la petite boîte à filets d'or, dit un dernier adieu à la vieille tour de Saint-Germain, et partit en laissant tout ouvert, la porte, la fenêtre, les armoires, pour que rien de leur belle vie ne restât dans ce logis que d'autres habiteraient désormais. En bas, il donna congé de la chambre, paya les loyers en retard; puis, sans répondre aux questions insidieuses du portier, il héla une voiture qui passait et se fit conduire à l'hôtel Pilois, rue des Dames, aux Batignolles.

Cet hôtel était tenu par un frère du vieux Pilois, le cuisinier du marquis. On n'y logeait qu'au trimestre, et des personnes recommandées. Aussi, dans le quartier, la maison jouissait-elle d'une réputation toute particulière. Habiter l'hôtel Pilois, c'était un certificat de bonne vie et de mœurs. Jacques, qui avait gagné la confiance du Vatel de la maison d'Hacqueville, apportait de sa part un panier de vin de Marsala.

Cette recommandation fut suffisante, et quand il demanda timidement à faire partie des locataires, on lui donna sans hésiter une belle chambre au rez-de-chaussée, avec deux croisées ouvrant sur le jardin de l'hôtel, j'allais dire du couvent. Ce jardin n'était pas grand: trois ou quatre acacias, un carré de verdure indigente – la verdure des Batignolles -, un figuié sans figues, une vigne malade et quelques pieds de chrysanthèmes en faisaient tous les frais; mais enfin cela suffisait pour égayer la chambre, un peu triste et humide de son naturel…

Jacques, sans perdre une minute, fit son installation, planta des clous, serra son linge, posa un râtelier pour les pipes de Daniel, accrocha le portrait de Mme Eyssette à la tête du lit, fit enfin de son mieux pour chasser cet air de banalité qui empeste les garnis; puis, quand il eut bien pris possession, il déjeuna sur le pouce, et sortit après, En passant, il avertit M. Pilois que ce soir-là, exceptionnellement; il rentrerait peut-être un peu tard, et le pria de faire préparer dans sa chambre un gentil souper avec deux couverts et du vin vieux. Au lieu de se réjouir de cet extra, le bon M. Pilois rougit jusqu'au bout des oreilles, comme un vicaire de première année.

«C'est que, dit-il d'un air embarrassé, je ne sais pas… Le règlement de l'hôtel s'oppose… nous avons des ecclésiastiques qui…» Jacques sourit: «Ah! très bien, je comprends…

Ce sont les deux couverts qui vous épouvantent…

Rassurez-vous, mon cher monsieur Pilois, ce n'est pas une femme.» Et à part lui, en descendant vers Montparnasse, il se disait: «Pourtant, si, c'est une femme, une femme sans courage, un enfant sans raison qu'il ne faut plus jamais laisser seul.» Dites-moi pourquoi ma mère Jacques était si sûr de me trouver à Montparnasse. J'aurais bien pu, depuis le temps où je lui écrivis la terrible lettre qui ne partit pas, avoir quitté le théâtre; j'aurais pu n'y être pas entré… Eh bien, non. L'instinct maternel le guidait. Il avait la conviction de me trouver là-bas, et de me ramener le soir même; seulement, il pensait avec raison: «Pour l'enlever, il faut qu'il soit seul, que cette femme ne se doute de rien.» C'est ce qui l'empêcha de se rendre directement au théâtre chercher des renseignements. Les coulisses sont bavardes; un mot pouvait donner l'éveil… Il aima mieux s'en rapporter tout bonnement aux affiches, et s'en fut vite les consulter.