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«Voilà le Bon Dieu!» dit-il en souriant. Et il nous fit signe de nous écarter.

C'était le viatique qu'on apportait. Sur la nappe blanche, au milieu des cierges, l'hostie et les saintes huiles prirent place. Après quoi, le prêtre s'approcha du lit, et la cérémonie commença…

Quand ce fut fini – oh! que le temps me sembla long! – quand ce fut fini, Jacques m'appela doucement près de lui:

«Embrasse-moi», me dit-il; et sa voix était si faible qu'il avait l'air de me parler de loin… Il devait être loin en effet, depuis tantôt douze heures que l'horrible phtisie galopante l'avait jeté sur son dos maigre et l'emportait vers la mort au triple galop!…

Alors, en m'approchant pour l'embrasser, ma main rencontra sa main, sa chère main toute moite des sueurs de l'agonie. Je m'en emparai et je ne la quittai plus… Nous restâmes ainsi je ne sais combien de temps; peut-être, une heure, peut-être une éternité, je ne sais pas du tout… Il ne me voyait plus, il ne me parlait plus. Seulement, à plusieurs reprises sa main remua dans la mienne comme pour me dire: «Je sens que tu es là.» Soudain un long soubresaut agita son pauvre corps des pieds à la tête. Je vis ses yeux s'ouvrir et regarder autour d'eux pour chercher quelqu'un; et, comme je me penchais sur lui, je l'entendis dire deux fois très doucement: «Jacques, tu es un âne… Jacques, tu es un âne!…» puis rien… Il était mort…

… Oh! le rêve! Il fit un grand vent cette nuit-là. Décembre envoyait des poignées de grésil contre les vitres. Sur la table au bout de la chambre, un christ d'argent flambait entre deux bougies. À genoux devant le christ, un prêtre que je ne connaissais pas priait d'une voix forte, dans le bruit du vent… Moi, je ne priais pas; je ne pleurais pas non plus… Je n'avais qu'une idée, une idée fixe, c'était de réchauffer la main de mon bien-aimé que je tenais étroitement serrée dans les miennes. Hélas! plus le matin approchait, plus cette main devenait lourde et de glace…

Tout à coup le prêtre qui récitait du latin là-bas, devant le christ, se leva et vint me frapper sur l'épaule.

«Essaie de prier, me dit-il… Cela te fera du bien.» Alors seulement, je le reconnus… C'était mon vieil ami du collège de Sarlande, l'abbé Germane lui-même avec sa belle figure mutilée et son air de dragon en soutane… La souffrance m'avait tellement anéanti que je ne fus pas étonné de le voir. Cela me parut tout simple… Mais voici comment il était là.

Le jour où le petit Chose quittait le collège, l'abbé Germane lui avait dit: «J'ai bien un frère à Paris, un brave homme de prêtre… mais baste! à quoi bon te donner son adresse?… Je suis sûr que tu n'irais pas.» Voyez un peu la destinée! Ce frère de l'abbé était curé de l'église Saint-Pierre à Montmartre, et c'est lui que la pauvre mère Jacques avait appelé à son lit de mort. Juste à ce moment, il se trouvait que l'abbé Germane était de passage à Paris et logeait au presbytère… Le soir du 4 décembre, son frère lui dit en entrant: «Je viens de porter l'extrême-onction à un malheureux enfant qui meurt tout près d'ici. Il faudra prier pour lui, l'abbé!» L'abbé répondit:

«J'y penserai demain, en disant ma messe. Comment s'appelle-t-il?…

– Attends… c'est un nom du Midi, assez difficile à retenir… Jacques Eysset… Oui, c'est cela… Jacques Eyssette…»

Ce nom rappela à l'abbé certain petit pion de sa connaissance; et sans perdre une minute il courut à l'hôtel Pilois… En rentrant, il m'aperçut debout, cramponné à la main de Jacques. Il ne voulut pas déranger ma douleur et renvoya tout le monde en disant qu'il veillerait avec moi; puis il s'agenouilla, et ce ne fut que fort avant dans la nuit qu'effrayé de mon immobilité, il me frappa sur l'épaule et se fit connaître.

À partir de ce moment, je ne sais plus bien ce qui se passa. La fin de cette nuit terrible, le jour qui la suivit, le lendemain de ce jour et beaucoup d'autres lendemains encore ne m'ont laissé que de vagues souvenirs confus. Il y a là un grand trou dans ma mémoire. Pourtant je me souviens, – mais comme de choses arrivées il y a des siècles -, d'une longue marche interminable dans la boue de Paris, derrière la voiture noire. Je me vois allant, tête nue, entre Pierrotte et l'abbé Germane. Une pluie froide mêlée de grésil nous fouette le visage; Pierrotte a un grand parapluie; mais il le tient si mal et la pluie tombe si dru que la soutane de l'abbé ruisselle, toute luisante!… Il pleut! il pleut! oh! comme il pleut! Près de nous, à côté de la voiture, marche un long monsieur tout en noir, qui porte une baguette d'ébène. Celui-là, c'est le maître des cérémonies, une sorte de chambellan de la mort. Comme tous les chambellans, il a le manteau de soie, l'épée, la culotte courte et le claque… Est-ce une hallucination de mon cerveau?… Je trouve que cet homme ressemble à M. Viot, le surveillant général du collège de Sarlande.

Il est long comme lui, tient comme lui sa tête penchée sur l'épaule, et chaque fois qu'il me regarde, il a ce même sourire faux et glacial qui courait sur les lèvres du terrible porte-clefs. Ce n'est pas M. Viot, mais c'est peut-être son ombre.

La voiture noire avance toujours, mais si lentement, si lentement… Il me semble que nous n'arriverons jamais… Enfin, nous voici dans un jardin triste, plein d'une boue jaunâtre où l'on enfonce jusqu'aux chevilles. Nous nous arrêtons au bord d'un grand trou. Des hommes en manteaux courts apportent une grande boîte très lourde qu'il faut descendre là-dedans. L'opération est difficile. Les cordes, toutes raides de pluie, ne glissent pas. J'entends un des hommes qui crie: «Les pieds en avant! les pieds en avant!…» En face de moi, de l'autre côté du trou, l'ombre de M. Viot, la tête penchée sur l'épaule, continue à me sourire doucement. Longue, mince, étranglée dans ses habits de deuil, elle se détache sur le gris du ciel, comme une grande sauterelle noire, toute mouillée…

Maintenant, je suis seul avec Pierrotte… Nous descendons le faubourg Montmartre… Pierrotte cherche une voiture, mais il n'en trouve pas. Je marche à côté de lui, mon chapeau à la main; il me semble que je suis toujours derrière le corbillard… Tout le long du faubourg, les gens se retournent pour voir ce gros homme qui pleure en appelant des fiacres et cet enfant qui va tête nue sous une pluie battante…

Nous allons, nous allons toujours. Et je suis las, et ma tête est lourde… Enfin, voici le passage du Saumon, l'ancienne maison Lalouette avec ses contrevents peints, ruisselants d'eau verte… Sans entrer dans la boutique, nous montons chez Pierrotte… Au premier étage, les forces me manquent. Je m'assieds sur une marche. Impossible d'aller plus loin; ma tête est trop lourde… Alors Pierrette me prend dans ses bras; et tandis qu'il me monte chez lui aux trois quarts mort et grelottant de fièvre, j'entends le grésil qui pétille sur la vitrine du passage et l'eau des gouttières qui tombe à grand bruit dans la cour… Il pleut! il pleut! oh! comme il pleut!

XVI LA FIN DU REVE