À peine chez lui, le Petit Docteur décrocha le téléphone, car il avait oublié de se renseigner sur un point.
— Pardon, monsieur le directeur. C’est encore moi. Est-ce que son lit était défait ?
Le lit n’était pas défait. Donc, le Bernard en question, trop beau garçon, trop bien bâti et trop riche pour être tout à fait sympathique, était occupé à se déshabiller dans sa chambre.
— Il a entendu du bruit sur le balcon et il est allé voir ! décida le Petit Docteur.
À moins… N’y avait-il pas, la même nuit, quelqu’un qui se baladait le long de la façade et qui avait pénétré chez Jean Dollent ? En supposant que ce quelqu’un soit justement Bernard… Et que Bernard, au cours de ses exercices acrobatiques, ait fait un faux mouvement…
Le Petit Docteur s’habillait, sans se raser, faute de rasoir. Et une barbe de deux jours suffisait à lui donner un vague aspect de réfugié politique, surtout que ses vêtements n’étaient jamais très correctement repassés.
Il suivait son idée, tout doucement. Il continuait à la suivre en prenant son petit déjeuner dans le hall, à une table d’osier. Mais il la suivait plus mal, parce qu’en face de lui il y avait la jeune fille en bleu et son Anglaise de gouvernante. La jeune fille mangeait des croissants trempés dans du chocolat Sa compagne à museau pointu, déjà barbouillé de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, s’attaquait a une confortable portion d’œufs au bacon.
Le temps était splendide, l’hôtel aéré et gai. Déjà la plus grande partie de la clientèle se préparait à s’ébattre sur la plage et sur les courts de tennis.
Le Petit Docteur retrouvait la volupté du chercheur sur une piste, la volupté de celui qui voit les gens et les choses, non comme chacun les voit, mais de la coulisse.
Pas une seule fois la jeune fille en bleu ne le regarda, mais ce ne fut pas réciproque, car, pendant un grand quart d’heure, il ne cessa de la dévorer des yeux, en proie à une étrange impatience.
Qu’est-ce qui n’allait pas ? Qu’est-ce qui le chiffonnait en elle ? Il avait un malaise vague… Voyons ! Elle était jolie, plus que jolie… Il avait presque envie de trouver qu’elle était trop jolie, trop parfaitement jeune fille…
C’est cela ! La perfection est rare, si elle existe… Aucun bébé ne ressemble aux belles poupées, et toujours il y a, dans la réalité, un petit rien qui cloche…
Or, chez Lina, rien ne clochait, pas un faux pli à la robe, pas une irrégularité des traits ; pas le plus petit désordre dans les cheveux bruns… Rien de rien ! Les cils battaient… Elle ouvrait ses grands yeux, découvrait des prunelles magnifiques et candides, exactement comme ces poupées de luxe, à la carnation impeccable, auxquelles il venait de penser… Même quand elle mangeait, occupation bien prosaïque, elle gardait cet air aérien, céleste…
Elle a volé au moment où elle avait le plus de chances de se faire prendre…
La vieille Anglaise le regardait. Parfois, il avait vaguement l’impression qu’elle était sur le point de lui sourire…
— Dites-moi, portier… Savez-vous ce que font cette dame ou cette demoiselle le matin ?
— D’habitude, docteur, elles s’installent sous un des parasols de la plage, comme tout le monde. Elles parcourent les journaux.
— Prennent-elles un bain ?
— La gouvernante, jamais… La jeune fille, oui, vers onze heures…
Il était tranquille. Il saurait où les retrouver. En attendant, il pénétra dans le bar, qui était désert, et où Jef, le barman, faisait le « mastic ».
— Donnez-moi un porto, voulez-vous ?…
Était-ce sa faute si, pour suivre une enquête, on est sans cesse obligé de boire ?
— Dites donc… Bernard Villetan, hier soir… Il était un peu gai, hein ?
— Un peu pompette, oui… Il ne voulait à aucun prix aller se coucher… À une heure, ses amis sont partis… Je voulais fermer le bar, mais il s’est obstiné… Il me réclamait sans cesse un dernier whisky, en jurant que c’était le der des der… Il faut reconnaître qu’il tient magnifiquement le coup et qu’un autre, à sa place…
— À quelle heure lui a-t-on apporté une lettre ?
— Pourquoi demandez-vous ça ?
— Pour rien… Une idée…
Et le Petit Docteur sentit une certaine admiration dans le regard du barman.
— Il n’a pas reçu de lettre, non… Mais il en a écrit une… Je me demande comment vous avez deviné…
— Prenez un verre avec moi… Vous dites qu’il a écrit une lettre… À quelle heure ?
— Il était au moins deux heures du matin… Je voyais, à sa façon de boire, que quelque chose n’allait pas… Je lui demandai :
« — Des ennuis, monsieur Bernard ?
« Parce qu’il faut vous dire que c’est un vieux client, un chic type, pas fier pour deux sous.
« — C’est plus bête que des ennuis ! qu’il me fait.
« — Alors, que moi je réponds, c’est que vous êtes amoureux !
« — Justement, et ce n’est pas rigolo !
« — Pourtant, vous n’êtes pas un homme avec qui les femmes sont cruelles…
« J’ai bien compris à son regard que c’était plus sérieux que je ne croyais.
« — Un dernier whisky ! commanda-t-il. Et ne parlons plus de ça…
« Là-dessus, il ramasse un journal qui traînait sur le bar. Il le lit comme quelqu’un qui veut absolument penser à autre chose… Un peu comme on lit chez le coiffeur ou dans la salle d’attente des dentistes, vous savez, de la première à la dernière ligne, n’importe quoi, y compris les annonces…
Les yeux du Petit Docteur étaient redevenus minuscules.
— Attendez, Jef… Il lisait… Il buvait… Et tout à coup… Donnez-moi un autre porto…
Et le barman de s’émerveiller :
— Juste comme lui !
— Que voulez-vous dire ?
— Que, tout à coup, il a levé la tête. Il n’était plus le même. Il avait une idée. Il me regardait sans me voir. Et il a lancé :
« — Un whisky…
« Il ne jurait plus que c’était le dernier. Il n’y pensait plus. Il cherchait quelque chose sur les tables et enfin, nerveux, il a réclamé de quoi écrire.
— À deux heures du matin ?
— Il était au moins ça… J’ajoute que ce ne fut pas brillant. Il n’était pas ce qu’on peut appeler fin soûl, mais enfin il avait un joli pompon… Peut-être aurait-il pu marcher à peu près droit !… Mais écrire ! Je le voyais hésiter… Il traçait des lettres trop grandes et de toutes petites… Il Passait un bout de langue entre les lèvres comme un gamin qui s’applique à ses devoirs…
— Et il vous a donné la lettre à poster ?
— Non… Il l’a emportée…
— Il est sorti de l’hôtel ?
— Pas davantage. Il est monté chez lui en me disant d’inscrire le tout sur sa note…
— Il a pris l’ascenseur ?
— Non ! Il s’est engagé dans l’escalier… Sa chambre est au troisième…
Et celle de la demoiselle en bleu au second !
— Vous souvenez-vous du journal qu’il a lu ?
— Voilà ce qui est plus embêtant… Si vous étiez venu une demi-heure plus tôt avant que je commence le mastic Maintenant, tous les journaux que j’ai ramassés sont en tas dans un seau…
— Vous pouvez me les donner ?
Une lueur amusée passa dans les yeux du barman.
— Vous savez, ils ne sont plus très frais. Je les ai ramassés pêle-mêle avec les noyaux d’olives, les écorces de cacahuètes et les mégots… Enfin ! Si cela peut vous faire plaisir…
Il y avait un peu de tout, des quotidiens français et anglais, des hebdomadaires et des illustrés.