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Toujours est-il que le Petit Docteur, qui ne lâchait pas sa malade – car il la considérait maintenant comme sa malade – se retrouva dans une auto qu’il ne connaissait pas, en compagnie du commissaire en chef.

— Chez Mme Borchain… Avenue de la République…

D’autres voitures suivaient. C’était presque un cortège. Et on passa, dans un petit hameau semé par hasard au bord de la grand-route, devant un garage où Dollent lut sans surprise : Jérôme Espardon, mécanicien.

Le Jérôme en question était là, sur son seuil, regardant avec quelque stupeur la caravane qui, sans lui…

— Vous entrez un instant ? demandait-elle, les mains agitées d’un tremblement, les lèvres si sèches qu’elles en devenaient pâles.

— Si vous le permettez… répondit le commissaire.

Quant au Petit Docteur, il y entra sans y être invité. L’hôtel particulier des Borchain était un joli hôtel du XVIIIe siècle qui, contrairement à ce qui se passe la plupart du temps dans les petites villes, avait été entièrement remis à neuf. On y sentait le confort le plus moderne, en même temps qu’un goût assez sûr. Un domestique en veste blanche avait ouvert la porte et faisait passer maintenant les hôtes dans le grand salon du rez-de-chaussée, aux boiseries pâles rehaussées d’or.

— J’ai beau faire, messieurs, je ne peux pas encore le croire… C’est tellement inattendu, tellement en dehors de tout ce que… ce qui… Joseph !… Apportez-moi quelque chose à boire… Servez ces messieurs… Je vous demande pardon, messieurs, mais je suis si troublée… Je ferais mieux de demander à ma sœur de s’occuper de vous… Joseph !…

Elle parlait avec volubilité, comme pour s’étourdir, et son regard ne parvenait à se fixer nulle part.

— Demandez à Mlle Nicole de descendre… Ne lui dites pas…

— Mlle Nicole est au courant, madame…

— Comment ? Qui lui a dit ?

— Tout à l’heure, elle est descendue au moment où on venait de glisser le journal dans la boîte aux lettres… Elle l’a parcouru…

— Qu’est-ce qu’elle a fait ?

— Elle est remontée dans sa chambre et elle a refermé la porte à clé…

— Prévenez-la… Demandez-lui… Vous permettez, messieurs, que je me débarrasse de mon manteau et de mon chapeau ?…

« Aïe ! » pensa le Petit Docteur.

Du moment qu’on le laissait seul avec le commissaire, celui-ci allait peut-être lui poser des questions, s’apercevoir qu’il n’avait absolument aucune qualité de se trouver là.

Mais non ! Le commissaire lui demandait au contraire :

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— De quoi ?

— De cette femme ?

— Je pense… hum !…

— Est-ce que vous la croyez capable d’avoir tué son mari ?

Dollent n’osait pas répondre. Il ne voulait pas se compromettre. N’empêche que la question l’avait fait sursauter.

— Je ne me laisse pas impressionner par son évanouissement, poursuivait le policier. C’est par trop classique ! Par contre, je remarque…

Le Petit Docteur ne sut jamais ce qu’il remarquait, car la porte s’ouvrait, la jeune femme entrait, en robe noire – et elle avait d’admirables cheveux sombres qui tranchaient sur sa peau mate.

— Viens, disait-elle à quelqu’un qui se tenait derrière elle. Ces messieurs sont ici pour…

C’était sa sœur, c’était Nicole qui entrait à son tour et qui était tout en noir, elle aussi. Ses cheveux à elle étaient d’un roux ardent, ce qu’on appelle le blond vénitien. Elle était plus grande, plus mince que sa sœur, avec des traits plus dessinés, un regard aigu et, dans toute sa personne, une certaine raideur alliée à une sorte de méfiance animale.

— Entre, Nicole… Je leur disais qu’à l’heure qu’il est, n’est-ce pas ? Isi devrait être à Montauban…

— Je le pense aussi…

— C’est bien ce qu’il nous a dit quand il est parti…

Le commissaire toussa, visiblement moins à l’aise dans ce salon, où Joseph apportait des rafraîchissements, que dans son bureau parfumé à la fumée de pipe.

— Pardon, mesdames… Vous parlez du départ de M. Borchain… Voudriez-vous me dire quand ce départ a eu lieu…

— Attendez… Joseph, restez un instant… Vous pourrez nous aider…

Mme Borchain renifla, se tamponna les yeux et le nez de son mouchoir en fine batiste.

— Il revenait du congrès dentaire de Casablanca… Il voyageait beaucoup, par métier… Ce jour-là, il est revenu vers… Voyons, Joseph… Nous ne nous y attendions pas… Au lieu de faire la traversée par le bateau, comme d’habitude, il a pris l’avion… Il était trois heures environ…

— Trois heures dix, madame… C’est moi qui ai ouvert la porte à Monsieur… Même que je croyais que c’était le facteur des recommandés, qui passe d’habitude à cette heure-là…

— Et il est reparti ?…

— Le même soir… Vers… Attendez… Nous avons dîné tous les trois… Ou plutôt, non… Nicole n’est pas descendue, parce qu’elle avait la migraine… Il faut vous dire que Nicole vit avec nous depuis la mort de nos parents, il y a cinq ans… Elle a son appartement au second étage… Elle est jeune… Elle n’a que vingt-trois ans… Mon Dieu ! Que c’est difficile de se rappeler les choses… Nous avons dîné dans la pièce voisine… Puis mon mari m’a conduite dans ma chambre, où je me suis couchée… Il est parti presque aussitôt…

— Avec sa voiture ?

— Quand il voyageait en France, il prenait toujours son auto.

— Et elle était garée ?…

— Derrière l’hôtel. Nous avons un garage particulier. On y accède par la rue des Minimes… N’est-ce pas, Nicole ? Je me demande, tant mes souvenirs sont imprécis, s’il est monté te dire au revoir…

— Il est venu m’embrasser, Marthe. Il était pressé… Il voulait être à Marseille le lendemain matin et, de là, commencer sa tournée dans le Sud…

Marthe Borchain sourit faiblement.

— Voilà tout ce que je sais, messieurs…

— Vous ne lui connaissiez aucun ennemi ?

— Pourquoi aurait-il eu des ennemis ? Des concurrents, peut-être, car il s’était fait une très belle situation… Mais des ennemis…

— Excusez-moi de vous poser une question plus qu’indiscrète. Lui connaissiez-vous une liaison ?

Et ce fut du fond du cœur de Marthe Borchain que partit la réponse :

— À Isi ?…

Puis, souriant à nouveau d’un sourire triste :

— Il m’adorait… Il ne vivait que pour moi… Il espérait pouvoir bientôt en finir avec ces tournées qui l’éloignaient de nous…

— J’insiste encore. Pouvez-vous préciser la date de ce retour de Casablanca et de ce départ ?

Elle ne savait évidemment pas. Elle regardait sa sœur, puis Joseph.

— Dites, Joseph ! Est-ce que…

— C’était le 1 », madame… Je m’en souviens parce que, ce jour-là, j’avais reçu mes gages, ainsi que la cuisinière, et que nous sommes allés ensemble, le matin, les verser à la Caisse d’épargne…

— Vous n’avez jamais revu la voiture de votre mari ?

— Jamais ! Puisqu’il est parti avec…

Elle se mordit les lèvres en se souvenant du spectacle qu’elle avait eu sous les yeux dans les marais de Bois-Bezard.

— Je veux dire que je croyais…

— J’ai compris… C’était une grosse voiture ?…

— Une auto américaine très puissante, très confortable… Mon mari était gros… Il aimait ses aises… De plus il était sanguin et…

— Puis-je vous demander, mademoiselle, si, de votre côté, vous n’avez aucun renseignement qui pourrait nous mettre sur une piste ?

La jeune fille, qui ne s’était pas assise et qui se tenait accoudée à la haute cheminée de marbre blanc, se contenta de laisser tomber :