— Supposez que, lors du retour inopiné d’Isidore Borchain dans cette maison – n’oubliez pas qu’il était revenu en avion au lieu de prendre le bateau comme d’habitude – supposez, dis-je, que Borchain ait trouvé un homme, un Inconnu, dans la chambre de la femme qu’il aimait…
« Vous n’avez vu que son cadavre, mais vous pouvez imaginer l’homme tel qu’il était de son vivant : puissant, violent, sanguin…
— Je vous en supplie ! soupira Mme Borchain.
— Je m’excuse, madame, mais je crois qu’il est nécessaire que j’aille jusqu’au bout… Borchain étrangle son rival… Car ce sont bien, n’est-ce pas, commissaire, des traces de strangulation qu’on a relevées sur le second cadavre, celui de René Juillet ?… Au surplus, Borchain a reconnu cet homme… Il lui a été présenté, jadis, à Roubaix, comme un ami, mais rien qu’un ami, de la femme qu’il aimait…
« Je vous demande encore pardon, madame, et je vous supplie de me laisser aller jusqu’au bout…
« Lorsque Borchain vous a épousée, votre sœur n’était encore, en somme, qu’une petite fille… Depuis, elle a grandi… Et, à mesure qu’elle grandissait, votre mari la regardait avec d’autres yeux… Quand, après la mort de vos parents, elle s’est installée chez vous, ce qui devait arriver fatalement est arrivé…
« Elle est devenue la maîtresse de votre mari… C’était elle, et elle seule, qui comptait pour lui…
Marthe Borchain les regardait avec des yeux égarés, cependant que Nicole soulevait les commissures des lèvres dans un sourire sarcastique.
— Passons maintenant au drame… Borchain revient prématurément de voyage, trouve un homme, ce René Juillet, dans la chambre de sa belle-sœur, comprend qu’il est, son amant depuis longtemps, depuis Roubaix, et, dans sa rage l’étrangle…
« Le soir, sa femme couchée, il oblige Nicole à l’accompagner… Il laisse sa voiture sur la place ou dans une rue des environs… Pour ne pas être repéré, il emprunte la première auto venue, y installe le cadavre à côté de sa belle-sœur terrifiée…
« Un détail qu’il n’avait pas prévu… L’auto qu’il emprunte ne contenant presque plus d’essence… Quand il s’en aperçoit, il a juste le temps de stopper devant le garage d’Espardon…
« Quelles sont les réactions de Nicole à cet instant ?… Connaissant son beau-frère et sa violence, craint-elle qu’il la tue à son tour ?
« Au moment du démarrage (peut-être le corps vient-il de la frôler à cause de la secousse), elle ne peut retenir un appel au secours…
« Et nous voilà à Bois-Bezard…
« René Juillet est enterré sous des cailloux… Quelle scène se joue entre les deux amants ?
« Toujours est-il que Nicole, peut-être menacée, parvient à se saisir du revolver de son beau-frère, le tue à son tour et abandonne son corps dans les roseaux de l’étang…» Remettre en place la voiture des Humbert…
« Faire disparaître l’auto de Borchain, pour qu’on ne s’inquiète pas trop tôt de l’absence de celui-ci… Le fleuve est là…» Et, dès lors, le temps passe…
« Il suffit de prendre le matin dans la boîte aux lettres le courrier qui aurait révélé que Borchain n’est pas dans le Midi comme chacun le croit…
« Et, ce matin, d’y prendre une enveloppe rose, au nom de Mlle Nicole, et dont l’aspect bizarre ne laisse présager rien de bon…
Nicole ricanait toujours. Mme Borchain s’était pris la tête à deux mains et murmurait spasmodiquement :
— C’est affreux !… C’est affreux !… Qui aurait cru ?… Le procureur était mal à l’aise, et soudain le commissaire se leva. On venait de sonner à la porte d’entrée.
— Vous permettez ? dit-il. Cela doit être pour moi… J’attends un message urgent et je me suis permis…
Rarement personnes réunies dans une même pièce s’étaient senties si peu dans leur assiette. Le Petit Docteur lui-même, son récit terminé, examinait chacun avec inquiétude, se demandant s’il n’était pas allé trop fort.
Pourtant, il avait suivi sa méthode. Il avait été logique jusqu’au bout. Il s’était mis dans la peau de chaque personnage.
Pourquoi, dès lors, Nicole, au lieu de le regarder avec rage, l’accablait-elle d’une amère ironie ?
— Messieurs…
C’était le commissaire qui rentrait, après avoir passé seulement quelques instants dans le hall d’entrée.
— Monsieur le procureur… je suis obligé de vous demander un mandat d’arrêt contre…
Un étrange coup d’œil au Petit Docteur, et celui-ci eut envie, croyant qu’il s’était trompé du tout au tout, de rentrer sous terre.
— … contre Mme Isidore Borchain, née Marthe Tillet, prévenue d’avoir assassiné son mari, avec le propre revolver de celui-ci, dans le marais de Bois-Bezard…
La jeune femme leva des yeux étonnés. Elle essaya de protester :
— Mais le docteur vient de prouver…
— Le docteur, madame, est peut-être un excellent psychologue et un excellent logicien…
Dollent eut envie de saluer !
— … mais il n’a pas à sa disposition les moyens de la police. Cette histoire lui montrera que nous sommes mieux outillés qu’il ne croit. Hier au soir, quand j’ai connu l’identité du second cadavre, celui de René Juillet, j’ai aussitôt demandé à la police de Roubaix de me faire suivre par bélino toutes les photographies de femmes que l’on pourrait trouver dans la chambre du jeune homme…
« Les voici… Elles viennent d’arriver… Vous n’y reconnaîtrez que votre image, parfois avec une dédicace…
« C’est vous qui étiez la maîtresse de Juillet… C’est vous qui le receviez régulièrement ici pendant les absences de votre mari… Et c’est ce qui explique que le pauvre Juillet ne se mariait pas… C’est vous que Borchain a surprise avec, lui… C’est devant vous qu’il l’a étranglé… C’est vous qu’il a contrainte à l’accompagner à Bois-Bezard pour enterrer le cadavre…
« C’est vous encore, madame, qui, devant le poste d’essence, vous êtes demandé si votre sort n’allait pas être réglé aussi dramatiquement et qui avez appelé au secours…
« C’est vous, enfin, qui avez tiré sur Borchain…
« C’est vous qui, de retour à Nevers, avez poussé sa voiture dans la Loire à un endroit que vous connaissiez bien…
« Et c’est vous qui avez fait disparaître chaque jour celles des lettres qui vous renseignaient officiellement sur l’absence de votre mari dans le Midi…
« C’est vous qui, ce matin, avez trouvé l’enveloppe rose à l’adresse de votre sœur… et qui, pour écarter les soupçons de votre tête, avez fait disparaître cette enveloppe…
Quelqu’un se leva comme un diable poussé hors de sa boîte par un ressort à boudin. C’était le Petit Docteur, qui s’écriait :
— Magnifique, commissaire !
Mais le commissaire, magnanime :
— Vous n’avez fait qu’une faute, monsieur le docteur, mais avouez qu’elle était d’importance. Vous avez cru que c’était la destinataire de la lettre qui l’avait subtilisée… Or, la destinataire…
Celle-ci, c’est-à-dire Nicole, s’était levée et soupirait :
— Qu’on en finisse ! Vous êtes odieux, avec vos façons de vous passer la pommade…
— Vous saviez tout ?
— Je m’en doutais… Depuis hier, j’en étais sûre… Mais ce n’est pas une raison pour commencer une discussion académique…
Elle fixait sa sœur assez durement. Le Petit Docteur surprit ce regard. Et il acquit la conviction que, tout au fond d’elle-même, Nicole était jalouse de Marthe Borchain, non pas à cause de son mari, mais à cause de René Juillet.
Je suis au regret, madame, de vous mettre en état d’arrestation et de vous déférer au Parquet de Nevers, qui…
— Vous comprenez, maintenant, docteur ?
— Que voulez-vous dire ?