— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?… Je n’ai pas osé vous prévenir, ou plutôt je ne l’ai fait qu’à demi-mot… Depuis la mort de son mari, ma sœur s’est prise de passion pour la bouteille… Je ne dis pas qu’elle verse maintenant dans l’ivrognerie, mais vous verrez qu’à certain moment, elle a l’œil plus brillant, la bouche plus pâteuse qu’il ne se devrait et…
— Si, comme vous l’avez si aimablement proposé, nous prenions un peu de repos, monsieur Marbe ?
— Je descends… Je vous demande pardon… Quand j’ai senti que ma sœur n’était plus en bas… J’ai l’oreille très fine, l’habitude des indigènes qui ne font jamais de bruit…
Il s’en alla à regret et le Petit Docteur n’essaya même pas de dormir. Mieux, dans la crainte de succomber à la torpeur qui l’envahissait, il résista au désir de s’étendre sur le lit et resta inconfortablement assis sur une chaise.
— En supposant que M. Marbe ne soit pas fou et qu’il dise vrai…
Il ne renonçait pas à la méthode qui lui avait si bien réussi dans les affaires précédentes. Il fallait avant tout trouver une base solide, une vérité indiscutable.
Or, cette vérité, il pouvait la résumer à peu près comme suit :
Un inconnu cherchait quelque chose dans la villa de Golfe-Juan.
Ce quelque chose était difficile à trouver puisque, en trois mois de visites bihebdomadaires, il n’avait pu mettre la main dessus.
Enfin, l’inconnu n’avait jamais tenté, avant ces trois mois, de s’emparer de l’objet.
De trois choses l’une :
1° Ou bien, avant ces trois mois, l’objet n’y était pas ;
2° Ou bien l’inconnu ignorait qu’il y était ;
3° Ou bien l’inconnu était alors dans l’impossibilité de venir le chercher.
Et pourquoi ne venait-il que deux fois par semaine ? Toujours le mercredi et le samedi ?
La villa n’était pas gardée davantage les autres jours. Les difficultés ou les facilités étaient les mêmes.
Donc, l’inconnu n’était libre que le mercredi et le samedi de chaque semaine.
Enfin, il avait été averti d’une façon ou d’une autre de la présence de la police dans la villa pendant une semaine entière, puisque, cette semaine-là, il ne s’était pas dérangé.
Quant à savoir si M. Marbe était fou ou sain d’esprit ?… Sans être psychiatre, le Petit Docteur avait, comme interne, étudié les maladies mentales.
— Il est nerveux, c’est certain. Il donne l’impression d’un homme poursuivi par une idée fixe, plus exactement d’un homme hanté par la peur. Et ce n’est pas une peur vague ! C’est la peur d’un événement bien déterminé.
C’était si vrai que, s’il fallait en croire Héloïse, qui n’avait aucune raison de mentir, il n’osait pas sortir de sa chambre lorsqu’il entendait la nuit des bruits dans la maison.
Savait-il qui fouillait avec tant d’obstination son immense bric-à-brac ?
Et, s’il le savait, savait-il ce que l’homme cherchait ?
Pourquoi s’entraîner dans la cave au tir au revolver – et dans l’obscurité ! – sinon parce qu’il était décidé à agir une nuit ?
Enfin, la question essentielle : pourquoi, si M. Marbe savait tout cela, avait-il fait appel au Petit Docteur dont il ne connaissait les talents que par ouï-dire, et pourquoi lui avoir envoyé, avant d’être sûr de son acceptation, une somme assez importante ?
— Ce soir, il ne faut pas que je boive ! se promit Jean Dollent. Car c’est ce soir qu’il doit se passer quelque chose. C’est ce soir ou jamais que je saurai…
Au même instant il tressaillit. Il croyait être tranquille jusqu’à la nuit, mais les événements marchaient plus vite qu’il n’avait pensé.
On entendait des voix, dans le jardin, puis sous la pergola, et c’étaient les voix de deux hommes qui se disputaient.
Il essaya bien d’entrouvrir la fenêtre pour entendre, mais ce n’était qu’un murmure confus qui arrivait jusqu’à lui.
Tant pis ! Il remit ses chaussures, son veston. Il n’était pas un invité ordinaire et il avait le droit, sinon le devoir, de se montrer indiscret.
Il descendit, en essayant de se donner l’air d’un homme qui vient de faire une bonne sieste et qui en est encore engourdi. Dans la salle à manger, il trouva Héloïse occupée à mettre un peu d’ordre, pour autant que ce mot pût s’appliquer à la maison, et elle lui dit comme en confidence :
— C’est son fils qui vient d’arriver…
Le Petit Docteur alluma une cigarette, se fit aussi désinvolte que possible et se montra sur la pergola. Il eut l’impression nette que M. Marbe, qui le vit le premier, faisait signe à son fils de se taire.
— Pardon, si je vous dérange, mais…
— Pas du tout, docteur… Je vous présente mon fils Claude… Je vous en ai déjà parlé, n’est-ce pas ?… Vous voyez que c’est un beau grand garçon…
Hum !… Ce n’était pas tout à fait le genre de fils que le Petit Docteur aurait souhaité avoir… Un grand garçon, certes, bâti en force et en souplesse, les traits un peu gras, mais cela devait tenir à son origine tahitienne…
Brun de poil. La peau basanée et lisse… Des yeux immenses… Des lèvres charnues…
Ce qui gênait, par exemple, c’était une élégance un peu trop voyante et une attitude qui rappelait, jusque dans le regard et dans le balancement du corps, les mauvais garçons de la Côte d’Azur.
Professeur de natation, c’était sans doute vrai. Mais il devait fréquenter aussi certains petits bars et ne pas répugner, à l’occasion, à de menus trafics d’une propreté douteuse…
— Bonjour, monsieur ! dit-il assez sèchement.
— Le docteur est un ami… Un vieil ami qui est venu passer quelques jours avec nous…
Et, du regard, M. Marbe faisait comprendre au docteur que son fils n’était au courant de rien.
— Vous avez fait les colonies ? Questionna Claude, méfiant.
Ce fut son père qui répondit pour Dollent, par crainte d’une gaffe de celui-ci :
— Non… J’ai connu le docteur à Sancerre… Quand j’ai su qu’il était pour quelques jours dans la région…
— Dites donc, docteur !
Vulgaire, le jeune Claude ! Dollent ne l’aimait pas du tout ! Il aimait encore moins cette façon à la fois agressive et ironique d’interpeller les gens.
— Je ne sais pas si vous connaissez mon père depuis longtemps, mais ce que je peux vous dire, c’est que c’est un sacré maniaque…
— Claude ! Intervint M. Marbe, mal à l’aise.
— Quoi ? Je ne vois pas la nécessité de faire des mystères. Ce que je suis venu te demander est assez naturel pour que tout le monde le sache, à plus forte raison un vieil ami, comme tu dis…
— Mon fils, monsieur Dollent, est…
— Laisse-moi parler… Et avoue avant tout que je ne t’ennuie pas souvent… D’abord, je gagne ma vie, ce qui est assez méritoire, car ce n’est pas ma faute si j’ai du sang tahitien dans les veines, ni si les Tahitiens ne sont pas particulièrement prédisposés au travail…
— Claude !
— Vous me comprenez, docteur… Je tire mon plan… C’est à peine si, une fois de temps en temps, quand j’ai un coup dur, je viens demander un billet de mille ou deux à mon père… À mon âge, tous les jeunes gens en font autant et il ne serait pas juste qu’il jouisse tout seul de sa fortune… Je suis venu aujourd’hui parce que…
— Si c’est un billet de mille francs que tu veux…
— Tu sais bien que non, papa… Écoutez, docteur… Vous serez l’arbitre… Si vous avez visité la maison, vous avez pu voir que cela tient à la fois du bazar et du musée… Il y a de tout, des horreurs et des choses pas trop mal… Mon père est un de ces hommes qui ne jettent jamais rien, pas même un complet usé, et il doit avoir quelque part une boîte avec tous ses vieux boutons…
— Tu exagères !
— Soit ! N’empêche qu’il y a là-haut tous mes anciens jouets… J’ai été un enfant gâté… Quand nous étions à Tahiti, il m’arrivait des jouets par tous les bateaux de France… Mon père les a gardés… Cela n’a aucune valeur, bien entendu… Or, aujourd’hui, j’ai un copain qui a un enfant… Je lui ai promis ces vieux jouets et je suis venu demander à mon père…