« En voici le texte à peu près :
Tant pis pour vous si vous épousez Madeleine. Ce n’est pas la jeune fille que vous croyez.
— Tu en as parlé à ta fiancée ? Questionna Dollent.
— Non ! C’était vraiment trop grossier. Ces sortes de petites vengeances anonymes me dégoûtent et je considérais Madeleine comme tellement au-dessus de tout soupçon…
— Continue… Tu t’es marié le 1er décembre… Pas d’incident ?
— Aucun…
Il sembla pourtant au Petit Docteur que son ami avait hésité, qu’il y avait eu comme un très léger nuage dans son regard.
— Ne pouvant pas m’absenter longtemps, sachant d’autre part que Madeleine avait depuis longtemps l’envie de visiter Tunis, nous avons pris l’avion et nous sommes restés une semaine là-bas…
— Sans qu’il se produisît rien de particulier ?
— C’est-à-dire que nous avons été heureux comme on doit l’être en pleine lune de miel… Le pays, tu le connais, est pittoresque… Nous nous sommes intéressés à la vie indigène… Et c’est au retour, brusquement…
Comme le regard du Petit Docteur devenait plus aigu, Philippe s’empressa d’ajouter :
— Surtout, ne va pas imaginer des choses extravagantes… Comme tout le monde, j’ai lu, étant jeune, de ces histoires pittoresques d’envoûtement, de sort jeté par quelque sorcier, de sectes secrètes, que sais-je encore ?… Je suis, je le répète, un scientifique… Si nous avons visité les quartiers indigènes, si nous sommes allés dans tous les endroits où se rendent habituellement les touristes, il n’y a pas eu le moindre accrochage…
« Par contre, au retour, la première lettre que j’ai reçue disait :
Vous n’avez pas voulu m’écouter. Votre femme a une double vie. Je vous le prouverai bientôt si vous ne lui parlez de rien. Dans le cas contraire, tant pis pour vous.
— Tu n’as toujours rien dit à Madeleine ?
— Rien, répondit l’autre, un peu honteux. Quand tu la verras, tu comprendras mon attitude. Il y a des femmes qu’on ne souille pas avec de pareils propos…
— Ce billet était de la même écriture que les précédents ?
— Aucun n’était écrit à la main… Tous étaient tapés à la machine et le sont encore… Je ne reconnais même pas les enveloppes parmi la quantité d’enveloppes commerciales que je reçois chaque jour… Tu sais que j’ai acheté un gros cabinet…
— Ensuite…
— La seconde lettre après notre mariage était plus précise :
Si vous voulez vous convaincre de la vie double de votre femme, allez ce soir vers onze heures au Tonneau-d’Argent, une taverne que vous trouverez sur les quais. Elle y sera. Si cependant elle ne s’y trouvait pas, ne vous hâtez pas de crier victoire. C’est que l’affaire sera remise au lendemain…
— Un instant ! Vous faites chambre à part ?
— C’est moi qui l’ai exigé. Je suis souvent appelé la nuit pour des malades. Madeleine est d’une santé délicate. J’ai pensé que…
— Et tu es allé au Tonneau-d’Argent ?
Philippe Lourtie baissa la tête.
— Tu l’as vue ?
— Non ! Mais…
Il ouvrit son portefeuille, en tira une petite photographie assez mal prise où on voyait l’angle d’une taverne et une jeune femme très nerveuse accoudée à une table, dans l’attitude de quelqu’un qui s’impatiente à un rendez-vous.
— C’est Madeleine. Observe ses voisins. C’est tout ce qu’il y a de plus crapuleux dans le monde de la navigation, ou plutôt dans ce qui trafique en marge… Ne parle pas trop vite… J’ai soumis cette épreuve à un expert photographe… J’ai en effet pensé à un photomontage, c’est-à-dire à une photo truquée… Celle-ci ne l’est pas… Elle a été prise, probablement, à l’insu du sujet, avec un Leica, un petit appareil très puissant, facile à dissimuler et n’exigeant que très peu de lumière…
« D’ailleurs, je suis retourné le lendemain au Tonneau-d’Argent… J’ai demandé à Jim, le patron, si une jeune femme était venue la veille dans son établissement… Il a aussitôt regardé le coin où la photo avait été prise…
« Je la lui ai montrée et il a reconnu sa cliente…
« Si je ne l’ai pas rencontrée, c’est qu’elle était venue, paraît-il, bien avant onze heures…
« — Qui a-t-elle rencontré ? ai-je demandé.
« — Ça, je l’ignore… Le soir, il y a tant de monde…
« — L’avez-vous vue d’autres fois ?
« — Je ne pourrais pas le jurer… Des hommes… Des femmes… C’est toujours plein, chez nous…
Et Philippe appela le garçon, jeta de la monnaie sur la table, prit la valise du Petit Docteur. Dehors, il héla un taxi en stationnement.
— Au Tonneau-d’Argent !
Les quais étaient visqueux et puaient le poisson, car la saison du hareng battait son plein et on en débarquait des wagons entiers des chalutiers amarrés les uns derrière les autres.
— Je veux que tu connaisses l’endroit… Après, tu verras ma femme et tu comprendras ma stupeur…
On descendait une marche. La longue salle basse, aux poutres enfumées, n’était éclairée que par une seule fenêtre à petits carreaux, si bien qu’il régnait une demi-obscurité. Cela tenait davantage de la taverne anglaise de bas étage que du bistrot français.
Derrière le comptoir, Jim, qui était, paraît-il, Australien et qui avait perdu un œil, Dieu sait où, observait ses clients de son œil unique avec la méfiance de quelqu’un qui connaît son monde.
C’était presque plein. Peu de pêcheurs. Autant dire pas. Mais les matelots des charbonniers du grand bassin et d’autres individus plus inquiétants, tous vivant en marge de la mer.
— Il n’y a qu’à prendre de la bière ! dit Philippe. Tu te rends compte de l’endroit. Je me suis quelque peu renseigné. À ce que l’on m’a dit, c’est ici que se font toutes les contrebandes, toutes les affaires louches, tous les tripotages dont la police ne tient pas trop à s’occuper… La semaine dernière, un matelot anglais sortant d’ici, soi-disant ivre, est tombé dans le bassin et s’est noyé… On pense qu’il a été poussé par quelqu’un…
— Et tu dis que Madeleine…
— Dans ce coin, à gauche… Contrôle toi-même avec la photo…
« Remarque que, quand je lui ai demandé si elle était sortie ce soir-là, elle m’a répondu que non… Autrement dit, elle m’a menti, elle que je croyais incapable de mentir… Et ce n’est pas tout…
Dollent commençait à avoir pitié, car son ami était vraiment pénible à voir, tant sa nervosité était poussée au paroxysme le plus douloureux.
— Écoute ceci : deux jours plus tard, une lettre m’annonçait :
Vous verrez que votre femme vous demandera mercredi d’aller à Rouen.
— Elle y est allée ?
Signe de la tête qui disait oui.
— Elle m’a raconté qu’elle voulait rendre visite à une ancienne amie… qu’elle passerait sans doute la nuit chez celle-ci…
— Tu ne l’as pas suivie ?
— J’ai essayé… Nous avons chacun notre petite voiture. Mais je l’ai perdue de vue et…
Il tira de sa poche une nouvelle photo. Celle-ci représentait une partie d’un dancing ou plutôt de ce qu’on appelle une boîte de nuit. Madeleine, une fois encore, y figurait, assise à une table, la mine toujours aussi anxieuse, et un jeune homme se penchait vers elle.
— Voici ce que j’ai reçu le lendemain… Or Madeleine m’a affirmé qu’elle n’avait pas quitté son amie…
Autour d’eux, la fumée était dense, l’odeur d’alcool presque intolérable.
— Maintenant, tu vas connaître ma femme… Elle ne sait rien de mes soupçons… Je n’ai pas le courage de lui en parler… Remarque que je continue à croire en elle… Rien ne me fera admettre qu’elle est indigne de moi…
« C’est ce mystère que je veux percer à tout prix, que je te supplie de m’aider à percer…