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« Inutile d’ajouter que j’ai passé des nuits entières à tourner et à retourner les données du problème dans ma tête…

« Je veux tout de suite écarter certaines hypothèses qui sont les premières à venir à l’esprit.

« D’abord, Madeleine aurait pu être entraînée dans certaines aventures par un frère ou un parent indigne… Tu comprends ce que je veux dire… Ce cas a fait le sujet de maints romans mystérieux que j’ai lus jadis. Mais il n’en est rien…

« Ses origines n’ont rien de trouble… Tu connais son père et je le connais… Sa mère est morte voilà dix ans et c’était une honnête femme, incapable de la moindre aventure.

« Ils n’ont jamais voyagé… Il n’y a rien d’équivoque dans leur passé…

« Si bien qu’on en arrive fatalement au cas de dédoublement de la personnalité. Or je m’empresse de te déclarer que je n’y crois pas. Cela fait très bien dans les livres. Dans la réalité, je n’ai jamais rencontré de cas de ce genre, ni mon maître Gromaire, spécialiste depuis plus de trente-cinq ans des maladies nerveuses…

« Si elle n’a pas une santé florissante, Madeleine n’en est pas moins saine de corps et d’esprit…

« Reste à savoir pourquoi, à peine mariée, elle se rend dans un endroit comme le Tonneau-d’Argent, à mon insu, et dans une infecte boîte de nuit de Rouen…

« Si cela continue, c’est moi qui deviendrai fou !

« Viens !

Une maison particulière confortable et assez vaste. Philippe Lourtie, dont les parents avaient de la fortune, avait pu racheter un cabinet assez célèbre à Boulogne, si bien qu’à moins de trente ans il avait déjà une importante clientèle.

S’il faisait encore un peu de médecine générale, il tendait à se spécialiser dans les maladies nerveuses, comme son beau-père, et il n’était pas douteux qu’un jour il prendrait la place de celui-ci.

Cinq heures. La nuit était tombée depuis longtemps.

Philippe fit entrer le Petit Docteur dans un salon du premier étage, donna la valise à la femme de chambre et appela :

— Madeleine !

Qui aurait pu se douter à ce moment que la maison vivait dans le drame ? Une réconfortante odeur de victuailles emplissait les pièces. Et comme il y avait du monde, ce soir-là, Madeleine sortit de la cuisine, où, en bonne maîtresse de maison, elle surveillait les derniers préparatifs.

— Excusez-moi, monsieur Dollent… Je suis encore en tenue de travail… Mon mari a dû vous dire que nous serions quelques-uns à souper et je me dois de…

Exactement la femme que Lourtie avait décrite, moins jolie que belle, attirante, séduisante plutôt, mais d’une séduction subtile.

Non pas une de ces femmes sur qui on se retourne dans la rue, mais de celles qu’on apprécie à mesure qu’on les connaît et dont on voudrait alors faire la compagne de sa vie.

Mais pourquoi cette nervosité ? Était-ce donc un envoûtement ? Dollent n’allait-il pas s’écrier tout à coup : « Écoutez, mes enfants ! Je me demande à quel jeu vous jouez ! Vous avez tout pour être heureux ! Tout vous sourit et vous êtes là à vous torturer, à vous épier, à souffrir l’un par l’autre… Si nous nous expliquions une bonne fois, ne pensez-vous pas que nous pourrions ensuite nous purger la bile par un bon éclat de rire ? »

Mais ne sortait-il pas du Tonneau-d’Argent ? N’avait-il pas vu les deux photographies d’une authenticité indiscutable ?

— Je vous demande pardon de disparaître à nouveau, mais il me reste des ordres à donner, ensuite il faudra que je m’habille… On va vous montrer votre chambre, monsieur Dollent…

— Quant à moi, je crois que j’ai deux clients qui m’attendent en bas… Tu permets, Jean ?

Et le Petit Docteur se trouva, pour un bon bout de temps, dans une chambre assez quelconque, une de ces pièces inutilisées qu’on meuble de ce qui reste pour servir de chambre d’amis.

— Pourvu que la réunion ne soit pas en smoking ! soupira-t-il. Je n’ai pas emporté le mien…

Il se changea. Il erra un peu dans l’appartement, surtout dans les deux salons, le grand et le petit, qui étaient bourgeois, sans rien de caractéristique.

— Tout pour être heureux !…

Pas lui ! Il était à cran ! Mais il savait maintenant que c’était un mauvais moment à passer. N’en était-il pas ainsi dans chaque enquête ? On en sait trop et pas assez. On n’a aucun fil conducteur, aucune base solide, aucune dominante, comme il disait.

Alors, fatalement, le coup de cafard.

— J’avais réussi deux ou trois petites choses, c’est vrai ! Mais qui sait si ce n’était pas par hasard ? Qui sait si je retrouverai l’inspiration ?

Que faire, tout seul, dans un appartement qu’on ne connaît pas, tandis que l’hôtesse est affairée de son côté et que l’ami reçoit ses clients au rez-de-chaussée ?

Il descendit. Il voulait voir le salon d’attente. Il poussa une porte et se trouva en face d’une jeune fille aux cheveux oxygénés, qui tapait à la machine dans un petit bureau.

— Pardon… s’excusa-t-il.

— Entrez, monsieur… Je suppose que vous êtes le docteur Dollent ?… Mon patron m’a mise au courant de votre visite… Je suis Mlle Odile, sa secrétaire… Vous désirez quelque chose ? M. Philippe n’en a plus pour longtemps… Une vieille cliente qui vient chaque semaine et qui est un peu maniaque… Quelle ville triste que la nôtre, n’est-ce pas ?

— Vous êtes de Boulogne ?

— Oui… J’habitais la même rue que M. Philippe. Il remarqua que pas une seule fois elle ne disait M. Lourtie, ce qui lui eût paru plus naturel.

— Il était déjà un jeune homme que je n’étais qu’une petite fille. J’ai suivi les cours de Pigier… Quand j’ai su qu’il demandait une secrétaire… Voilà maintenant quatre ans que je suis avec lui… Déjà, quand il préparait sa thèse, c’est moi qui tapais les brouillons à la machine…

Cela servirait-il ? Faute de mieux, il nota dans un coin de sa mémoire, comme il aurait écrit en marge d’un livre : Mlle Odile. Jolie, pétillante, audacieuse. Connaît Philippe depuis son enfance. S’est en quelque sorte imposée à lui. Toutes les chances pour qu’elle en soit amoureuse.

Et après ? Ce n’était pas d’Odile qu’il s’agissait, mais de Madeleine.

La visite médicale prenait fin. Lourtie apparaissait, le front barré d’une ride profonde.

— Ça va, Odile… Vous pouvez aller… Toi, si tu veux venir prendre un verre dans mon cabinet… Qu’est-ce que tu bois ?… Je téléphonerai là-haut qu’on nous descende une bouteille et des verres…

Eh bien ! Le Petit Docteur n’en fut pas fâché. Et c’était plutôt de sa part superstition qu’ivrognerie. Dans toutes ses enquêtes, il avait été amené à boire, plus ou moins par hasard, et il commençait à trouver que cette maison était plutôt sèche.

— Madame est servie !

— Si vous voulez passer à table… Je vous préviens que c’est un souper tout à fait intime… Il y a si peu de temps que nous sommes mariés que nous ne sommes pas encore organisés…

Elle sourit à l’adresse de son mari, mais le sourire avait beau relever le coin de ses lèvres, son visage restait triste, inquiet.

Comme Dollent l’avait prévu, les hommes étaient en smoking et il était le seul en veston. Tandis qu’on prenait place, il fit mentalement un schéma de la table. En dehors de Madeleine, de Lourtie et de lui, il y avait là :

1° Émile Gromaire, le père de Madeleine, un homme de soixante-cinq ans environ, gris de poil, aux sourcils épais, habitué à être obéi et admiré.

Pourquoi Gromaire, à qui n’avait pu échapper la nervosité de sa fille et de son gendre, ne cessait-il de répéter :

— Comme ils sont heureux ! C’est une joie de passer quelques heures chez des gens heureux !

2° M. Boutet… Encore un médecin !… C’était un souper de toubibs !… M. Boutet, lui, était le prédécesseur de Lourtie dans la maison. À soixante ans, il avait pris sa retraite et partageait son temps entre Boulogne et la Côte d’Azur, où il devait d’ailleurs se rendre pour les fêtes du Nouvel-An ;