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« Pauvre type ! Ne put s’empêcher de penser le Petit Docteur en essayant d’imaginer l’homme qui épouserait un jour cette jeune fille. En voilà un qui n’aura pas grand-chose à dire chez lui ! »

Mais, quelques instants plus tard, il ne pensait plus qu’à l’histoire qu’on lui narrait sobrement, avec une simplicité et une netteté qui se rencontrent rarement dans les rapports de police.

Le temps passait, Anna entrouvrit la porte, demanda, avec un coup d’œil curieux à la jeune fille qui était maintenant assise sur le bord du bureau et qui fumait cigarette sur cigarette :

— Pour quelle heure, le dîner ?

Le regard de Dollent rencontra celui de sa visiteuse. Il aurait bien voulu ne pas céder, ne fût-ce que pour la faire un peu enrager. Mais il ne put s’empêcher de répondre :

— Je ne dînerai pas à la maison… Je ne rentrerai pas coucher non plus…

Peu après, la jeune fille remontait dans une luxueuse voiture qu’elle pilotait elle-même, tandis que le Petit Docteur, après s’être changé, mettait en marche Ferblantine.

C’était Cogniot, plus connu à Dion sous le nom de Cogniot le Bègue, qui avait découvert le corps. Il y avait déjà de cela six jours. On était en avril, le premier mardi d’avril. À six heures et demie du matin, Cogniot, les sabots aux pieds, la pipe aux dents, était entré dans le potager, poussant une brouette qu’il venait de prendre à la remise. Le temps était clair et frais.

Le potager était vaste, aussi minutieusement entretenu qu’un jardin public. Un mur blanc l’entourait de trois côtés, couvert d’espaliers. Le quatrième côté était limité par la maison des patrons, qu’on avait pris l’habitude dans le pays, à cause de son importance, d’appeler le château.

Depuis une quinzaine d’années, le château avait été acheté par des gens extrêmement riches, les Vauquelin-Radot, qui l’habitaient la plus grande partie de l’année.

Cogniot était leur jardinier. Sa femme travaillait comme basse-courière. Il y avait en outre quatre domestiques : un homme, qui servait de maître d’hôtel et de valet de chambre, une cuisinière et deux femmes de chambre.

— Tout cela pour trois maîtres seulement ! Soupirait Cogniot en hochant la tête.

À six heures et demie, il était tranquille, ne pensant qu’au fumier qu’il allait étaler sur les plates-bandes. Une minute plus tard, il courait vers le château en appelant au secours, ce qui, avec son bégaiement, faisait un effet assez drôle.

Cogniot venait de découvrir, dans les salades fraîchement repiquées le long des murs, le cadavre d’un homme qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais vu, qui ne ressemblait à rien de ce qu’on était habitué à rencontrer dans le pays.

Non seulement l’homme était mort, mais il y avait non loin de lui un grand couteau couvert de sang et, Dieu sait comment, du sang avait giclé sur le mur blanchi à la chaux.

Tout cela, le Petit Docteur, qui roulait sur la route de Rochefort, le savait par la jeune fille, Martine Vauquelin-Radot, nièce de Robert Vauquelin-Radot, le propriétaire du château de Dion.

Le garde champêtre était venu, puis le maire, puis la police de Rochefort, et enfin le Parquet. Toute une journée durant, on avait piétiné les plates-bandes du pauvre Cogniot, qui n’avait jamais tant bégayé de sa vie, car il avait dû recommencer au moins vingt fois son récit.

— J’avançais, comme ça, avec ma brouette et ma pipe, et je pensais que ce serait une année à limaces quand…

On avait photographié le cadavre sur toutes ses faces. On avait publié ses photos dans les journaux, ainsi que son signalement minutieux. Personne ne l’avait vu. Personne ne le connaissait. C’était à croire qu’il était tombé du ciel pour mourir, d’un coup de couteau en plein cœur, dans ce paisible potager.

La mort, affirmait le médecin, remontait à la veille au soir, vers neuf heures.

Le spécialiste de l’Identité judiciaire qui avait examiné le couteau était encore plus catégorique : il n’y avait pas une seule empreinte digitale sur le manche, qui était en bois, et par conséquent susceptible de garder de belles empreintes.

Or, le mort n’était pas ganté.

— Il n’y a pourtant que le suicide de plausible ! disait M. Vauquelin-Radot. Je ne vois pas qui serait venu tuer un homme dans mon potager…

— Expliquez-vous davantage qu’un homme que personne ne connaît soit venu spécialement ici pour s’y suicider d’un coup de couteau, ce qui exige un sang-froid particulier et ce qui est pratiquement impossible, sans laisser d’empreintes ?

Mais il y avait, dans cette affaire, des détails encore plus extravagants.

Le mort d’abord, sa personnalité tout au moins apparente, puisque personne ne l’avait vu vivant. Il devait avoir une cinquantaine d’années. Il était très maigre, mal portant, le corps usé par les excès, les privations et l’alcool, disait avec quelque emphase le médecin légiste de Rochefort, qui était père de huit enfants et président d’une société de tempérance.

Il portait très longs, « à l’artiste », ses cheveux argentés et il avait une barbiche taillée en pointe sous laquelle il arborait une lavallière noire à la façon des anciens peintres de Montmartre.

Sur la Butte, entre le Sacré-Cœur et la rue Lepic, il n’aurait pas été remarqué… Mais à Dion !… Fallait-il croire que c’était réellement un vieux peintre nécessiteux, ou un photographe bohème, ou encore quelque miteux chanteur de cabaret ?

La même question revenait toujours, quelle que fût l’hypothèse envisagée : « Qu’était-il venu faire à Dion ?… Et pourquoi avait-il enjambé un mur, assez bas il est vrai, et non couvert de tessons de bouteilles, pour pénétrer dans le potager de M. Vauquelin-Radot ? »

Enfin, comment était-il venu là sans un centime en poche ? Car les poches de son complet, très usé et luisant, étaient rigoureusement vides. Ni tabac, ni cigarettes, ni porte-monnaie, ni aucun de ces menus objets que les plus déshérités des hommes portent sur eux. Pas un mouchoir !

Une seule chose : un portefeuille qu’il avait dû traîner avec lui pendant des années, car l’objet n’avait plus de forme. Et ce portefeuille, jadis gonflé sans doute de papiers de toutes sortes, ne contenait qu’une seule et unique feuille.

Quelle importance lui attribuer ? Fallait-il croire, comme le juge d’instruction, que ce papier était le pivot de toute l’affaire ?

C’était un message, constitué avec des lettres découpées dans un journal et collées les unes à côté des autres :

Lundi neuf heures, où vous savez. Discrétion et mystère.

Ces derniers mots surtout ne suggéraient-ils pas l’idée de mystification, ou de l’œuvre d’un gamin trop romanesque ? Hélas ! L’homme était précisément mort le lundi à neuf heures du soir !

Était-ce à l’aide de ce message qu’on lui avait donné rendez-vous, qu’on l’avait attiré à Dion, dans le potager du château ?

Personne ne l’avait vu traverser le village. Pourtant, le temps était beau et, malgré l’obscurité, certains prenaient le frais, assez tard, sur le pas de leur porte.

On n’avait pas retrouvé de vélo. L’inconnu n’avait pas pris l’autobus.

L’enquête, à tout prendre, n’avait pas été plus mal menée qu’une autre. C’est ainsi que les vêtements avaient été examinés avec un grand soin. Or, les marques en étaient enlevées et il ne restait plus d’indication visible dans les chaussures éculées qui devaient prendre l’eau.

Un inspecteur avait questionné les employés de la gare de Rochefort. L’un d’eux se souvenait vaguement d’avoir vu un voyageur, répondant au signalement donné, descendre le lundi, à cinq heures de l’après-midi, du train de Bordeaux. Le voyageur lui avait remis un billet simple de troisième classe Bordeaux-Rochefort.

Et le Petit Docteur classait machinalement dans une case de sa mémoire : « Un billet simple ! Donc, l’homme ne comptait pas retourner à Bordeaux, en tout cas pas à bref délai…»