C’était tout. Dans le domaine positif, du moins. Mais c’est alors que le drame commençait. Le front de Martine était devenu plus dur, ses narines avaient laissé échapper une bouffée de fumée. Après un court silence, elle avait laissé tomber :
— Cet homme, docteur, j’ai la conviction que c’est mon père, Marcel Vauquelin-Radot… Et, si je ne suis pas encore capable d’accuser, je soupçonne mon oncle Robert de l’avoir attiré chez lui pour l’assassiner… Voilà pourquoi je veux…
Elle avait dit je veux sans hésitation.
— … je veux que vous fassiez une enquête personnelle, pour mon compte, en dehors de l’enquête officielle qui est trop influencée par mon oncle… Mon oncle est riche… Il est devenu, après son mariage, un des gros administrateurs de la Compagnie de Suez… Son nom et ses titres impressionnent les fonctionnaires et jusqu’aux magistrats… Il écrit des livres d’histoire et il espère entrer un jour à l’Institut…
Contrairement à sa première idée, le Petit Docteur n’alla pas à Dion ce soir-là. Il était trop tard. Il avait faim. Il commença par dîner confortablement au buffet de la gare de Rochefort, puis, ayant retenu une chambre à l’hôtel, il fit ce qui lui était arrivé si souvent au cours de ses enquêtes : il entra dans des bistrots, avec une volonté ferme de se priver de boissons alcooliques, mais avec une force de caractère beaucoup moins grande.
— Dites donc, garçon… Vous étiez de service lundi dernier ?
— Oui, monsieur… Vous allez me demander si je n’ai pas vu un type portant une lavallière… C’est la troisième fois qu’on me pose la question cette semaine…
Un peu vexant… Mais enfin ! Il ne se découragea pas… Au sixième débit, tenu par une brave femme bavarde, il obtint un résultat.
— Je vois ce que vous voulez dire… Un artiste, n’est-ce pas ? J’ai été bien retournée quand j’ai vu son portrait sur le journal… Et j’ai dit à Ernest, le livreur de limonade qui est venu mercredi, qu’on aurait dit que le pauvre homme se doutait de ce qui l’attendait…
— Il était triste, inquiet ?
— Je ne peux pas préciser… Non ! Mais il avait de drôles de petits yeux… Il buvait comme quelqu’un qui veut chasser ses soucis…
— Il a bu beaucoup ?
— Trois cognacs doubles… Tenez ! Voici les verres… Il les vidait d’un trait, puis il regardait par terre et il lui arrivait de murmurer des mots à mi-voix… Je n’ai malheureusement pas compris ce qu’il disait…
— Quelle heure était-il ?
— Quand il est parti ? Exactement sept heures dix. Je m’en souviens parce qu’il a regardé l’horloge et qu’il s’est écrié :
« — Il est temps ! Si je veux arriver à neuf heures…
« C’est tout ce que je sais… Je croyais que la police viendrait m’interroger plus tôt… Car vous êtes de la police, n’est-ce pas ?… Oh ! J’ai toujours été bien avec elle… Je ne fais rien de mal… Je…
Le lendemain, à sept heures du matin, le Petit Docteur arrêtait Ferblantine devant l’unique auberge de Dion, en face de l’église, à l’enseigne des Deux-Marronniers.
Si on lui avait demandé ce qu’il comptait faire, il eût été bien en peine de répondre, car il n’en avait pas la moindre idée.
Il y avait maintenant sept jours que les événements s’étaient produits. On était à nouveau mardi… Le corps de l’inconnu, après avoir subi les dernières injures de l’autopsie, avait été enterré au cimetière de Rochefort sans que personne prît la peine de suivre le convoi et sa tombe ne portait qu’un numéro d’ordre.
Les vêtements, la feuille de papier aux lettres découpées devaient se trouver au greffe du tribunal.
Que restait-il qui pût servir de base à des recherches ? Une grosse maison bourgeoise dont il apercevait la grille, avant le premier tournant, une maison spacieuse, aux hautes fenêtres, au perron de cinq marches, précédée d’un petit parc très propre ; à gauche, la maisonnette du jardinier. Le potager était derrière, ainsi qu’un second jardin planté de fleurs, et on comprenait que les gens du pays pussent appeler cette propriété le château.
— Je ne serais pas fâché de casser la croûte ! dit le Petit Docteur au tenancier de l’auberge. Un morceau de saucisson, du pain bis et une chopine de blanc, par exemple…
— Je vais voir si le charcutier est ouvert pour le saucisson… Cela ne vous fait rien qu’il y ait de l’ail ?
Bah ! Il y avait des chances pour qu’il ne rencontrât pas la jeune fille de la veille, et il mangea du saucisson à l’ail tandis que la petite place, ombragée non par deux, mais par six marronniers, vivait sa claire et naïve existence matinale.
Soudain, alors que depuis quelques instants il écoutait des voix sans y prendre garde, il tressaillit, car un bégaiement le frappait. C’était à la porte du boulanger, voisin de l’auberge. L’homme qui bégayait, et qui n’était autre que Cogniot, était furieux, comme si le mauvais sort l’eût pris personnellement pour cible.
— C’est pas possible que ça dure ! grommelait-il, non sans de multiples répétitions de syllabes. Parce que, si c’est pour se moquer de moi, je ne mettrai plus les pieds dans leur maudit jardin… C’était bien déjà assez d’y trouver un homme qui avait passé… Jeudi, toute la journée, je cherche mon décamètre, vu que j’en avais besoin pour rectifier les allées… Je savais exactement où je l’avais laissé… Je vais dans la cabane, je glisse ma main sur la planche : pas de décamètre… Le soir, j’avance dans le second jardin pour faire des semis et je manque de trébucher… Sur quoi ?… Sur mon décamètre qui était tout déployé !… Je vais pour le ramasser en me demandant quel malotru l’avait pris sans ma permission… Et, au bout du décamètre, pour un peu, je tombais dans un trou de près d’un mètre, juste au pied d’un figuier…
« Je me fâche… Je cours dans la maison et je demande qui a pris le décamètre et qui a creusé le trou… Personne ne sait… Ils ont tous, et leur maître d’hôtel aussi, des airs innocents…
« Alors, ce matin…
Il était indigné. Il en perdait le souffle, et un bègue indigné à en perdre le souffle !…
— Donne-moi un coup de blanc, tiens, Eugène !… Ce matin, je vais jusqu’au ruisseau pour voir si le cresson a poussé… C’est un coin où on ne va pas tous les jours, tout au fond de la propriété… Qu’est-ce que je trouve ?… Les fiches qui me servent pour les cordeaux plantées en file indienne à un mètre les unes des autres… Tenez, un peu comme font ces terrassiers quand ils tracent une tranchée…
« Une fois de plus, je cours au château… Je les engueule. Je dis que, si je ne suis plus maître du jardin et si on y tripote sans ma permission, je donne ma démission…
« Et tous prennent un air encore plus bête que la veille, Auguste, le maître d’hôtel, me jure que personne n’a mis les pieds au fond du jardin…
« Je voudrais quand même bien savoir ce que signifient ces manigances et si ça va continuer…
— Pardon… fit la voix nette du docteur.
On le regarda. On commençait à avoir l’habitude des policiers dans le village et on dut le prendre pour l’un d’eux.
— Est-ce que, depuis lundi dernier, vous étiez retourné dans les deux endroits que vous venez d’indiquer ? Réfléchissez bien…
— Pour ce qui est du ruisseau, j’en suis sûr… Je n’ai pas travaillé de ce côté-là de toute la semaine… Quant au figuier… Je suis peut-être bien passé, mais plus au large…
— Si bien que le trou pouvait être creusé depuis lundi soir ?… Et le décamètre en place ?… À plus forte raison les fiches plantées près du ruisseau…
— Vous prétendez que ce serait le mort ?…