La vérité, parbleu ! Sauf, bien entendu, qu’il ne parlerait pas de la démarche de la jeune fille.
La sonnerie du téléphone retentit dans le bistrot. Le patron fut longtemps avant de comprendre. À la fin, il vint sur la terrasse, étonné.
— On vous demande à l’appareil…
— Moi ? C’est impossible…
— Il n’y a que vous à la terrasse, n’est-ce pas ?… On m’a dit : Appelez au téléphone le monsieur qui est à la terrasse…
Il se précipita.
— Allô !
— C’est vous, docteur ?… Je vous ai aperçu de ma chambre… Oui !… C’est moi qui suis allée chez vous, hier… Écoutez ! Je crois qu’il se doute de quelque chose… Quand je suis rentrée, il s’est tout de suite aperçu de la disparition de ma bague… J’ai prétendu que je l’avais perdue… Alors, il a eu une idée dont je ne l’aurais pas cru capable… Il est allé vérifier au compteur de l’auto le nombre de kilomètres que j’avais faits… Il est rentré la mine sévère… Il m’a ordonné d’aller me coucher… Puis il a ajouté que, tant que cette histoire ne serait pas terminée… le mot histoire est de lui… il me priait… (et quand il prie !…) il me priait, dis-je, de ne pas quitter la maison…
— Je vous remercie…
— Qu’est-ce que vous comptez faire ? S’il soupçonne que nous nous connaissons, je me demande de quoi il est capable… Je commence à avoir peur… Écoutez, docteur…
Le Petit Docteur fronça les sourcils, devinant la suite.
— Peut-être serait-il plus prudent de renoncer… ou de remettre à plus tard ce… cette…
Éternelle contradiction humaine ! Alors qu’un instant plus tôt Dollent se demandait dans quel guêpier il s’était fourré et n’aspirait qu’à s’en tirer, il suffisait maintenant qu’on l’en priât pour faire naître en lui la volonté de rester !
— Vous êtes là ?… Vous avez entendu ?…
— Oui…
— Et vous décidez ?…
La communication fut coupée net. Est-ce que quelqu’un était entré dans la pièce ? Était-ce la tante toujours malade ? Ou le cavalier rentré au château par un autre chemin ?
— Je crois que je déjeunerai chez vous, patron… Qu’est-ce que vous aurez de bon ?…
— Nous, vous savez… À part un fricandeau à l’oseille… Des sardines comme hors-d’œuvre, si vous voulez… C’est tout ce que je peux vous offrir… Vous feriez mieux de pousser jusqu’à Rochefort…
Mais ici encore il s’obstina. Et, à onze heures, il sonnait à la grille du château…
II
Du tête-à-tête mouvementé d’un monsieur qui ne se laisse pas impressionner et d’un Petit Docteur qui sent le plancher se dérober sous ses pieds.
Certes, il était arrivé à Jean Dollent de fréquenter cette grosse bourgeoisie provinciale souvent plus inaccessible que la noblesse d’autrefois. Pourquoi, dès lors, la maison des Vauquelin-Radot et les Vauquelin eux-mêmes l’impressionnaient-ils ?
Quand il sonna à la grille, il dut attendre longtemps et c’est en vain qu’il épia les rideaux de la façade : aucun ne bougeait. Martine n’était-elle donc plus aux aguets ?
Enfin la porte s’ouvrit. Le maître d’hôtel descendit avec majesté les marches du perron, traversa le court espace de gravier qui le séparait de la grille et fronça les sourcils.
— Vous désirez ? Questionna-t-il avec un regard qui semblait vouloir faire l’inventaire complet du Petit Docteur et de ses vêtements.
— Parler à M. Vauquelin-Radot…
— Je regrette, mais à cette heure-ci Monsieur ne reçoit pas. Monsieur travaille. Si vous voulez me laisser votre carte, il est probable que Monsieur vous convoquera…
— Je désirerais que vous lui passiez ma carte dès maintenant et je pense qu’il me recevra…
Le maître d’hôtel entrouvrit la grille, permit même, à regret, à cet intrus de pénétrer dans le hall, où régnait une douce pénombre. Puis il frappa discrètement à une porte de chêne sculpté, disparut dans une pièce, revint un peu plus tard, l’œil malicieux.
— Je vous avais prévenu. Monsieur regrette, mais il ne peut vous recevoir…
— Un instant… Voulez-vous me rendre ma carte ?…
Et, sous son nom, il écrivit : « qui a connu Marcel Vauquelin-Radot à Dakar. » Tant pis ! Peut-être n’aurait-il pas fait cela sans l’insolence du larbin, sans cette atmosphère de solennité qui régnait dans la maison et qui l’écrasait. Il se piquait au jeu.
— Reportez-lui cette carte et vous verrez que…
« Comme vous voudrez ! Sembla dire le maître d’hôtel. Tant pis pour vous !…»
Et ce fut en effet tant pis pour le Petit Docteur qui se jeta étourdiment dans la plus vilaine impasse où il se fût jamais débattu. Le début, pourtant, fut encourageant, et il crut marquer un point.
— Si vous voulez me suivre…
La porte ouverte découvrit une immense bibliothèque dont les hautes fenêtres donnaient sur le jardin. Robert Vauquelin-Radot, que le Petit Docteur avait vu le matin en tenue de cheval, était maintenant en robe de chambre de soie noire, assis devant un grand bureau, le dos à une cheminée où flambaient des bûches.
C’en était irritant… C’était trop parfait… Que des gens, à une époque aussi agitée, puissent encore vivre comme aux plus paisibles années de jadis… Le cheval du matin…Le domestique en gilet rayé… Cette cheminée monumentale et ces milliers de livres aux belles reliures… Ce jardin bien entretenu qu’on apercevait, et jusqu’aux cheveux soigneusement lissés, d’un argent somptueux, du maître de maison, jusqu’à sa robe de chambre trop riche…
Vauquelin-Radot ne se levait pas pour le recevoir. Il le regardait de loin s’avancer sur un immense tapis de la Savonnerie et il était d’un calme absolu. C’est à peine si une main soignée désigna au visiteur une chaise en face du bureau.
— Quel âge avez-vous, docteur ?
Dollent était venu pour questionner et non pour être interrogé. Aussi perdit-il quelque peu contenance.
— Trente ans…
— Vous avez fait votre médecine en France ?
— À la Faculté de Bordeaux…
— Il y a donc environ cinq ans que vous avez quitté cette ville ?… Dès lors…
Il jouait négligemment avec la carte de visite et il laissa tomber, non sans une nuance de mépris :
— Je me demande pourquoi vous avez jugé bon de me mentir… Il est impossible, en effet, que vous ayez connu mon pauvre frère à Dakar, puisque, au moment où vous auriez pu y être, il était déjà mort… Je regrette, docteur…
Il se levait pour marquer qu’il considérait l’entretien comme terminé, tandis que les oreilles du Petit Docteur devenaient cramoisies.
— Je vous demande pardon si j’ai usé d’un stratagème assez banal et, je le confesse, assez peu élégant, pour m’introduire chez vous…
L’autre coupait avec soin la pointe d’un cigare, sans en offrir à son interlocuteur.
— Je sais que je n’ai aucun titre pour me mêler à une affaire qui ne me regarde pas. Cependant, un homme a été tué et je suppose que, comme tout le monde, vous désirez que la lumière soit faite sur ce drame…
— La Justice a tout pouvoir pour…
— Je la respecte comme vous, mais, à plusieurs reprises, il m’est arrivé de découvrir la vérité là où les professionnels avaient pataugé. C’est pourquoi je me permets d’insister et de vous prier…
— Au regret, monsieur !…
C’était bel et bien un congé, donné cette fois sur un ton très sec, et le Petit Docteur, qui sentait le plancher se dérober sous lui, n’avait plus que la ressource de battre en retraite, quand la porte s’ouvrit sous une vive poussée :