— Ils sont récents ?
— Oh ! Non… Pendant tout un temps, au château, ils recevaient une lettre de là-bas chaque mois… C’est ce qui m’a décidé à demander au maître d’hôtel de me mettre les timbres de côté… Puis ça a cessé… Tenez ! Voici un timbre de Conakry qui est arrivé un peu après… Il y a cinq ans… Si je m’en souviens, c’est parce qu’un ancien camarade de régiment était à cette époque à Conakry et qu’il m’a écrit la même semaine… Je me suis dit : « M. Vauquelin-Radot et moi, on a des connaissances dans le même coin…»
Quand le Petit Docteur sortit, une demi-heure plus tard, il avait tout au moins une base d’enquête.
En effet, si le courrier de Dakar avait cessé brusquement (sans doute à la suite de l’incendie de l’asile), une lettre de Conakry, à quelques centaines de kilomètres plus au sud, n’avait pas tardé à arriver, puis une de Matadi, plus au sud encore, au Congo belge.
Dès lors, la randonnée devenait intéressante à suivre. On aurait dit que l’homme qui écrivait de la sorte descendait tout le long de la côte d’Afrique, à un rythme plus ou moins lent, pour aboutir au Cap, d’où les lettres continuaient à venir pendant deux ans.
Ensuite, plus rien d’Afrique. Par contre, un timbre daté de Hambourg, quelques semaines plus tard. Or, c’est de Hambourg que partent et c’est à Hambourg qu’aboutissent les lignes allemandes de navigation qui font la côte africaine.
Le timbre de Hambourg ne datait que de deux ans. Puis un timbre belge : Anvers.
Toujours des ports ! Après Anvers, il est vrai, on ne trouvait plus de timbres étrangers provenant du château.
— Mon fricandeau, patron !
— Voilà… Voilà… À propos… Ces messieurs du Parquet viennent de partir… Vous croyez qu’ils découvriront quelque chose, vous, et qu’on saura jamais qui est le bonhomme mort dans le potager ?
— C’est probable… Fameux, votre fricandeau… Dites donc… Elle est gentille, la postière de Dion ?… Car je suppose que c’est une femme ?
— Vous voulez dire une vieille fille… Tout ce qu’il y a de chipie !… Comme elle n’a presque rien à faire, elle est toute la journée embusquée derrière sa fenêtre et elle sait tout ce qui se passe dans le village… Je me suis même demandé un moment si elle n’ouvrait pas les lettres, tant elle connaît de choses…
— Pourriez-vous me dire, mademoiselle, combien coûte un mandat télégraphique pour Dakar ?
— Cela dépend de la somme que vous voulez envoyer… Dakar ? Attendez… Il y a longtemps que…
Elle était barbue, moustachue, énorme, avec des yeux malicieux et une curiosité toujours en éveil. La preuve, c’est qu’elle questionna :
— Vous n’avez pas déjeuné au château ?
— Non ! Pourquoi ?
— Parce que je vous ai vu entrer vers onze heures… C’est si rare qu’ils aient des invités… Cela m’étonne même un peu de la part de gens riches, car enfin la vie n’est pas amusante à Dion et si j’avais leurs rentes… Dakar… Vous disiez mille francs ?… Et il n’y a pas de texte sur le télégramme ?… Quatre-vingt-deux francs… C’est à peu près le même prix que pour Conakry.
— Ah ! Oui… J’oubliais que vous avez dû envoyer des mandats télégraphiques à Conakry…
— Comment le savez-vous ?
— Mon, camarade Vauquelin me l’a dit… Il avait un ami là-bas… Un, ami qui n’a pas réussi…
— Il n’a pas dû y rester longtemps, car on lui a juste envoyé un mandat télégraphique de cinq mille francs… Je m’en souviens, parce que c’était le premier mandat télégraphique que j’envoyais en Afrique… Ici, les gens se servent de mandats ordinaires… Il faut être bien pressé pour…
— Mais ensuite, vous avez eu d’autres mandats, n’est-ce pas ? Matadi… Puis…
— Vous êtes un ami de M. Gélis aussi ? Figurez-vous qu’un moment j’ai cru que c’était un monsieur qui faisait le tour du monde… J’aurais mieux aimé qu’au lieu de lettres il envoyât à M, Vauquelin-Radot des cartes postales, car j’aurais pu me rendre compte du genre de tous ces pays-là.
— Toujours cinq mille francs ?
— À Matadi, le mandat, si je me souviens bien, était de dix mille… Il m’a même donné assez de mal, car il fallait traduire en monnaie belge, et toutes ces questions de change… Après, avec la livre anglaise…
— Lorsque Gélis était au Cap…
— C’est cela !… Je vois que vous connaissez l’histoire… Il y est resté près de deux ans… Presque à chaque bateau, il y avait une lettre de son écriture, une écriture étonnante, que je reconnaissais de loin… C’était tellement irrégulier, avec les lignes qui se chevauchaient, qu’on pouvait à peine lire… Puis il y a eu une lettre de Ténériffe, écrite sur du papier à en-tête d’un bateau allemand… « Tiens, me suis-je dit, ce monsieur revient en Europe… Moi, si on m’envoyait autant d’argent, j’en profiterais pour visiter la Chine et le Japon…»
« Car, à ce moment-là, ce n’était pas encore la guerre chez les Jaunes…
— Hambourg, Anvers…
— C’est cela… On aurait dit qu’il revenait à petites étapes. Il y mettait le temps. Et les mandats étaient toujours moins forts, sauf l’avant-dernier… De mille, on est passé d’un seul coup à vingt mille… C’est le mandat d’Anvers… Après, il y a eu une lettre de Bruxelles, deux ou trois de Paris et enfin, il y a à peine quinze jours, la lettre de Bordeaux… Elle était si mal écrite que, si je n’avais pas connu l’adresse par cœur, je n’aurais pas pu la lire…
— M. Vauquelin-Radot a envoyé un mandat ?
— Non… Je n’ai plus rien vu… Alors, quelle est l’adresse de votre camarade de Dakar ?
— Réflexion faite, je vais attendre un peu… Au prix des mandats télégraphiques…
Quel regard il lança, en passant avec Ferblantine, devant le château de M. Vauquelin-Radot !
Se trompa-t-il en croyant voir une main qui lui faisait signe dans l’écartement des rideaux du premier étage ?
— C’est moi !… Ne vous dérangez pas… Dites donc, Duprez… Qu’est-ce que vous dites de la réception qui m’a été offerte ?
Il avait gagné Rochefort. Il était assis dans le cabinet de son camarade Duprez, le juge d’instruction, et Duprez le regardait avec quelque étonnement.
— Vous semblez bien excité, vieux !… J’avoue que je ne comprends pas encore votre passion pour ces histoires criminelles… Moi, je vous jure que si ce n’était pas mon métier, j’irais plutôt faire une partie de golf et…
— Du nouveau ?
— Pas à proprement parler… D’étranges découvertes, dans les jardins… Une histoire abracadabrante et de décamètre et de trou…
— Je sais…
— Ah ! Une autre histoire de fiches plantées comme pour…
— Je sais aussi… Comme pour marquer un endroit déterminé, ou plus exactement comme pour le retrouver, n’est-ce pas ?… De quoi faire croire qu’on a essayé de déterrer dans le jardin je ne sais quel trésor…
L’étonnement du juge s’accrut.
— J’y ai pensé ! avoua-t-il. Mais je me méfie. Nous ne risquons que trop de nous laisser influencer par toute la littérature policière qui sévit… Si je vous disais que, dans la région, je connais au moins vingt propriétaires qui s’imaginent qu’il y a un trésor caché dans leur domaine et qui dépensent un argent fou à organiser des fouilles ?… C’est une maladie chronique des campagnes… Il suffit qu’un cultivateur déterre quelques vieilles pièces d’or dans ses champs pour que, à cent lieues à la ronde…
— Qu’est-ce que Vauquelin-Radot en dit ?
— Qu’il n’a jamais entendu parler de trésor, ni de quoi que ce soit de ce genre… Que jamais, bien entendu, il ne s’est amusé à faire des trous dans son jardin, ni à chiper le décamètre de son jardinier… Vous ne pensez pas que celui-ci boit un peu trop et qu’il se pourrait que son imagination…