— Et vous avez continué la fête avec vos trois compagnes ?
— C’est embarrassant à expliquer, monsieur le commissaire… Les deux autres, Annette et Simone, c’était pour rigoler, comme vous dites… Des petites jeunes filles qui habitent chez leurs parents… Tandis que la troisième… Lydia, elle s’appelait… Ce n’était pas une Française… Elle m’a dit qu’elle était danseuse… Moi, je ne sais pas…
— Bref, vers minuit, vous avez confié vos deux premières compagnes au métro et vous êtes resté seul avec Lydia…
— Nous sommes entrés à l’Hôtel Beauséjour, qui était tout près, avenue de la Grande-Armée…
— Une question. Vous êtes descendu au Grand-Hôtel, boulevard des Italiens. Pourquoi n’est-ce pas là que vous avez conduit votre compagne ?
— Oh ! Monsieur le commissaire… Au Grand-Hôtel, je suis un monsieur sérieux et je ne voudrais pas que…
— Continuons… Vous êtes resté environ une heure à l’hôtel… Je suppose que vous avez fait, avant de partir, un cadeau à votre compagne ?
Le Petit Docteur, qui ne quittait pas le Hollandais des yeux, le vit rougir, perdre un instant contenance.
— Je ne me souviens plus… Non, je ne crois pas…
— Et elle n’a pas réclamé ?
— Elle avait bu aussi… Nous avions bu tous les deux avant d’entrer à l’hôtel… Quand je suis parti, j’ai voulu marcher un peu… J’étais déjà tout près de l’Arc de Triomphe quand je me suis aperçu que je n’avais plus mon portefeuille…
— Dans quelle poche le mettez-vous d’habitude ?
— Dans la poche revolver du pantalon… Ici… Tenez ! Le voici…
— Vous êtes donc retourné à l’Hôtel Beauséjour. Vous êtes monté dans la chambre. Lydia était tout habillée…
— Oui… Sur le lit… Ou plutôt en travers… J’ai cru qu’au moment de partir elle s’était endormie… J’ai voulu la secouer… C’est alors que j’ai vu du sang et que j’ai compris qu’elle était morte… Son crâne avait été comme écrasé…
— Vous n’avez pas appelé ?
— Je suis descendu et je suis sorti…
— Pardon… Vous aviez retrouvé votre portefeuille ?
— Par terre, oui… Il était tombé de ma poche… Au coin de l’avenue, j’ai demandé à l’agent où était le poste de police… J’y suis allé… J’ai montré mes papiers au brigadier… Je lui ai annoncé que la demoiselle était morte…
— C’est tout ce que vous savez ?
— C’est bien assez, n’est-ce pas ? J’ai très peur que mon nom paraisse dans les journaux… En Hollande, les gens sont fort sévères sur la question des mœurs… Cela me ferait beaucoup de tort dans mes affaires si on apprenait…
— Vous comptiez rentrer en Hollande prochainement ?
— Dans deux ou trois jours…
— Peut-être devrez-vous attendre un peu plus longtemps… Je vous demanderai de ne pas quitter Paris avant que je vous fasse signe… Vous pouvez disposer, monsieur Van der Donck…
— Mon nom ne sera pas dans les journaux…
— Je n’en vois pas la nécessité quant à présent… Il sonna.
— Joseph ! Reconduisez M. Van der Donck…
« Voilà, docteur, le genre d’affaires qui nous tombent sur le dos l’été… Qu’est-ce que vous en pensez ?
Le Petit Docteur se grattait la tête, bien embarrassé.
— Vous passez, reprit Lucas, pour avoir un flair exceptionnel et pour suivre des méthodes toutes personnelles. J’ignore quels sont les crimes dont vous avez eu à vous occuper en province. En voici un qui est tout ce qu’il y a de plus classique. Qu’allez-vous faire ? Vous avez entre les mains les mêmes éléments que nous… Pardon ! J’oubliais un document… C’est le passeport de Lydia Nielsen, née en Hongrie, danseuse de cabaret, c’est-à-dire entraîneuse, vingt-deux ans, célibataire, venant de Bruxelles, où elle a fait un assez long séjour dans une boîte qui s’intitule le Pingouin… D’après son passeport, Lydia Nielsen était arrivée hier à Paris, ruais nous ignorons encore dans quel hôtel elle était descendue…
« Je vous donnerai le renseignement dès que je l’aurai, car la Brigade des meublés est en train de montrer sa photographie à tous les tenanciers d’hôtel…
« Quant aux causes de la mort, Lydia Nielsen a été frappée avec une rare violence en plein crâne, et la boîte crânienne a éclaté… Si vous n’êtes pas trop sensible, et comme médecin je suppose que vous ne l’êtes pas, je pourrai vous montrer une photographie où l’on distingue des lambeaux de cervelle sur le papier de tapisserie…
« J’allais encore oublier un détail… Si j’ai demandé à Van der Donck s’il avait fait un cadeau à sa compagne, c’est que, dans le sac de celle-ci, on n’a retrouvé, outre le passeport et de menus objets, qu’un billet de cinquante francs et de la monnaie…
« Je vous laisse travailler, docteur… Venez ici quand il vous plaira Tous mes dossiers sont à votre disposition, et je ne vous cacherai rien des progrès de l’enquête…
Il y avait un peu d’ironie dans les dernières phrases, mais une ironie cordiale, et le Petit Docteur ne pouvait décemment pas s’en froisser.
— À propos… Si je n’étais pas ici lorsque vous viendrez, demandez l’inspecteur Torrence, qui travaille toujours avec moi…
Eh bien ! Quand il se retrouva sur les quais, où la chaleur, à dix heures du matin, était déjà étouffante, le Petit Docteur ne sentait pas son entrain habituel. Cette affaire ne ressemblait pas à celles qu’il avait élucidées jusqu’alors, et peut-être aussi était-il impressionné par l’immensité de Paris qui grouillait autour de lui ?
Qu’est-ce que la police, de son côté, allait tenter ? Car il était évidemment inutile de faire la même chose qu’elle. Examiner avec soin la chambre de l’Hôtel Beauséjour, avant tout. Pour cette tâche, les spécialistes de l’Identité judiciaire valaient mieux que lui.
Questionner le gardien de nuit de l’hôtel et se renseigner sur tous ceux qui y avaient couchée cette nuit-là ? Rechercher la trace de Lydia dès son arrivée à Paris ? Le commissaire l’avait dit.
Ensuite ? Télégraphier à la police néerlandaise pour demander des renseignements sur M. Van der Donck ? Puis à la police belge pour en obtenir sur le séjour de la victime au Pingouin ?…
Il était vraiment découragé. Pour la première fois, il avait le sentiment de sa petitesse au milieu du vaste monde. L’atmosphère de Paris l’écrasait. L’énormité de la tâche qu’exige une enquête banale comme celle-là le faisait douter de ses possibilités, à lui qui n’avait que son cerveau pour lutter.
Il essaya bien d’employer son système habituel, celui qui consistait à établir, avant toute recherche et tout raisonnement, une base simple et nette, un certain nombre de vérités absolues.
— Van der Donck est arrivé à Paris il y a trois jours… Lydia est arrivée le jour même du crime…
S’ils se connaissaient d’avance et s’ils s’étaient donné rendez-vous, auraient-ils choisi un endroit aussi bruyant que Luna-Park et le Hollandais se serait-il trouvé, au moment de la rencontre, en compagnie de deux gamines ?
Lydia avait suivi son compagnon dans le premier hôtel venu. Il l’avait quittée après une heure, ce qui pouvait paraître normal. Et c’était encore normal qu’il fût revenu sur ses pas pour rechercher son portefeuille…
Lydia était-elle déjà morte quand il l’avait quittée la première fois ?
Dans ce cas, serait-il revenu et serait-il allé avertir la police, alors qu’il lui suffisait de disparaître sans rien dire ?
Il ne lui avait pas fait de cadeau… Mais il avait bien spécifié que la jeune danseuse était presque aussi ivre que lui…