— Alors ?
Il tressaillit. Il avait reconnu cette voix cordiale, à peine railleuse.
— Vous avez fait bon voyage ? Vous rapportez des tas de renseignements précieux ?
C’était le commissaire Lucas, qui lui prenait amicalement le bras et l’entraînait vers la sortie.
— Vous ne m’en voulez pas ?… Je me doutais que vous iriez à Bruxelles et j’ai voulu vous faciliter la tâche… En outre, c’est vous qui m’avez demandé, n’est-ce pas ? Pour étudier les méthodes de la police officielle…
« Eh bien ! Vous avez pu remarquer qu’il n’y a pas de méthode… Nous nous méfions, nous, des raisonnements et des théories… Patiemment, en bons fonctionnaires que nous sommes, nous réunissons, par les moyens ordinaires, le maximum de renseignements…
« Et il est bien rare si, parmi ces renseignements, il n’y en a pas un qui nous mette sur la piste… Un demi ?
— Merci ! Surtout pas de bière…
Il avait encore l’estomac gonflé des « formidables » de l’inspecteur Snoek.
— Je voulais vous mettre au courant de ce qui s’est passé en votre absence…
— J’ai lu les journaux ! Riposta, grognon, le Petit Docteur.
— Vous en savez donc à peu près autant que nous… J’ai essayé de faire subir au jeune René Fabry un premier interrogatoire, mais je n’ai rien pu en tirer… Ce jeune homme est têtu comme une mule… Il a décidé de ne parler qu’en présence de son avocat… En attendant, il est au Dépôt…
— Et Van der Donck ?
— À l’Hôpital Beaujon… je l’ai vu… Il ne comprend rien au geste de l’énergumène, comme il dit…
— Vous lui avez demandé quelles paroles René Fabry lui avait adressées avant de tirer ?
— Bien entendu… Et savez-vous ce qu’il m’a répondu ?
« — Cela vous apprendra à voler l’honneur des jeunes filles.
« Prenons quand même quelque chose, voulez-vous ? Si vous ne voulez pas de bière…
Et ils s’attablèrent à une terrasse. La nuit était tiède. Des couples passaient lentement dans l’ombre. Des taxis maraudaient. Des cars bondés d’étrangers montaient vers Montmartre.
Après une première fine à l’eau, le Petit Docteur en commanda une seconde et commença de se sentir mieux. Il lui semblait qu’il percevait avec plus d’acuité la vie qui l’entourait, la vie d’une grande ville de quatre millions d’habitants sans compter ceux qui, comme Lydia, comme Van der Donck, comme René Fabry, viennent des quatre coins du monde y régler leurs petites affaires.
Lydia était Hongroise…
Van der Donck était Hollandais…
Le jeune Fabry était employé de banque à Bruxelles… Et c’est à Paris que tous trois échouaient, c’est à Paris que, comme par hasard, se dénouait le drame qui avait commencé Dieu sait où, peut-être au Métropole de la place de Brouckère, peut-être au Pingouin…
— Garçon ! Une fine à l’eau…
Lucas lui jeta un petit coup d’œil en coin, mais le docteur n’y prit garde.
— Ce que je voudrais savoir… commença-t-il soudain, après avoir avalé la moitié de sa troisième fine.
Mais il se tut. Il haussa les épaules. Est-ce que son compagnon lui disait tout ce qu’il avait au fond de son sac ?
— Qu’est-ce que vous voudriez savoir ?
— Rien… Ou plutôt… L’Hôpital Beaujon est celui qui se trouve rue du Faubourg-Saint-Honoré, n’est-ce pas ?
Lucas fronçait les sourcils. Il aurait voulu savoir, lui, ce que le Petit Docteur avait derrière la tête.
— Eh bien ! Je vais me coucher…
— Moi aussi…
Ils trichaient tous les deux. La preuve qu’ils trichaient, c’est que le Petit Docteur prit un taxi et commanda à voix haute :
— Quai d’Orsay !… Au coin de la rue de Beaune… Lucas prit un autre taxi.
— Suivez la voiture qui est devant vous…
Place de l’Opéra, Jean Dollent ouvrit la glace qui le séparait du chauffeur.
— Hôpital Beaujon… En vitesse !…
Quand il y arriva, le faubourg Saint-Honoré était sombre et désert. Il sonna. La lourde porte s’ouvrit et le concierge le dévisagea.
— Je suis médecin… Je désire voir un de vos malades de toute urgence… Voulez-vous appeler l’interne de garde ?…
— Un instant… Si vous voulez attendre par ici…
Cela lui rappelait son internat à Bordeaux et il retrouvait les odeurs familières, les mêmes silhouettes blanches d’infirmières qui passaient sans bruit dans les couloirs.
Un jeune médecin en blouse blanche s’approchait enfin de lui.
— C’est vous qui voulez me parler ?
— Docteur Dollent… Je désirerais dire quelques mots à l’un de vos malades… Kees Van der Donck… Son état n’étant pas grave, je suppose…
— Vous tombez mal, mon cher confrère… Le Hollandais a été installé dans une chambre à part… Il y a des ordres pour qu’il ne puisse recevoir personne… J’ajouterai que la police doit avoir de bonnes raisons pour cela, puisqu’el a installé un inspecteur dans le couloir…
Depuis quelques instants, Dollent voyait le regard de son interlocuteur fixer quelque chose derrière lui et se retourna Lucas était là, placide et souriant.
— Vous auriez dû me dire tout à l’heure que vous désiriez un entretien avec Van der Donck… C’est moi qui ai donné des ordres pour que personne ne le dérange… Mais si vous y tenez…
Il montra sa carte à l’interne, qui ne put que s’incliner.
— Par ici…
Des couloirs. Des escaliers. Des lampes en veilleuse. Des infirmières encore et, tout au fond d’un couloir plus long que les autres, un homme assez jeune, le chapeau sur la tête, assis sur une chaise et fumant une courte pipe.
— Alors, Torrence ?
— Rien, patron…
— Tu as la clé ?
L’inspecteur la tira de sa poche et la tendit à son chef. Lucas ouvrit.
— Passez, docteur…
Dollent ne fit pas plus d’un pas dans la pièce. La fenêtre en était ouverte et il était en plein courant d’air. Non seulement le lit était vide, mais les draps ne s’y trouvaient plus. Attachés au pied d’une armoire, ils pendaient, noués les uns aux autres dans le vide extérieur.
— Désolant ! soupira le commissaire Lucas. C’est une histoire vraiment désagréable… De quoi vais-je avoir l’air demain, quand les gens apprendront que Kees Van der Donck, quoique blessé, a tenu à s’en aller par la fenêtre ?… Dites donc, Torrence… Vous n’avez rien entendu ?
— Rien, patron…
— Vous ne vous êtes pas absenté ?… Vous n’avez pas fait la cour aux infirmières ?…
— Je le jure, patron…
— Dans ce cas, vous êtes quand même fautif…
— Vous auriez dû prendre la précaution élémentaire de ne pas laisser ses vêtements dans sa chambre…
— Mais vous ne m’aviez pas dit…
— Avec vous autres, il faudrait tout dire, tout prévoir… Vous n’avez qu’à connaître votre métier, sacrebleu !… Vous pouvez aller vous coucher… Je ne crois pas indispensable de garder une chambre vide…
Cette fois, le Petit Docteur et Lucas se séparèrent au coin du quai d’Orsay et de la rue de Beaune, et Dollent alla réellement se coucher.
III
Où le Petit Docteur joue le tout pour le tout et risque bel et bien une condamnation pour faux, usage de faux, détournement de documents, vol et recel… sans compter une condamnation plus grave encore
Qui donc a dit que, sans la vanité, qui est le plus grand ressort de l’humanité et qui inspire les héroïsmes, l’homme en serait encore à l’âge des cavernes ?
Le Petit Docteur s’était levé à six heures du matin, selon son habitude. Autant dire qu’il était presque seul danse les rues de Paris, avec les boueux.