— Vous voulez dire que les passagers n’ont pas pu débarquer ?…
— Exactement… Ils ont dû attendre ce matin pour…
— Pardon… Depuis combien de temps ces passagers étaient-ils à bord ?
— Ceux que nous avons embarqués à Pointe-Noire y étaient depuis trois semaines…
— Et des parents ou des amis les attendaient sur le quai ?
— Toujours exact… Cela arrive assez souvent… Inutile de vous dire que cela provoque chaque fois une certaine mauvaise humeur… Nous n’avions heureusement qu’une vingtaine de passagers de première classe… En septembre, la période des vacances est passée… C’est après-demain, au voyage d’aller, que nous devons être au complet…
— Le drame a donc eu lieu ici même, à quai ?
— Je voudrais vous donner une idée à peu près exacte de l’atmosphère… La nuit était tombée… Tous les passagers étaient sur le pont, agitant des mouchoirs, contemplant les lumières de la ville, criant, les mains en porte-voix, des nouvelles à ceux qui les attendaient… Avant la visite douanière et la visite du service de santé, qui ont eu lieu ce matin à six heures, personne n’avait le droit de descendre à terre.
— Et personne n’est descendu ?
— Impossible !… La police du port et les douaniers montaient la garde le long du navire… Pensez maintenant que la plupart des passagers avaient quitté la France depuis plus de trois ans, certains depuis dix ans… Une maman, du quai, montrait à son mari un enfant qu’il n’avait jamais vu et qui parlait déjà… Mauvaise humeur, je le répète… Quelques essais pour resquiller, mais vite réprimés… C’est alors que Cairol, plus connu en Afrique-Équatoriale sous le nom de Popaul, arrangea les choses à sa manière…
« — J’offre le champagne à tout le monde ! cria-t-il. Rendez-vous au bar des premières…
— Excusez-moi, murmura comme un bon écolier le Petit Docteur. Je ne suis pas familier avec les bateaux de luxe. Où se trouve ce bar des premières ?
— Sur le pont supérieur… Je vous le montrerai tout à l’heure… La plupart des passagers acceptèrent… Quelques-uns seulement allèrent se coucher… Bob, le barman, servit non seulement du champagne, mais force whiskies et cocktails…
— Encore une question avant de continuer. Qui est ce Cairol, dit Popaul ?
La réponse fut d’un comique involontaire, car, sans réfléchir, le commandant laissa tomber :
— Le cadavre !
— Pardon… Mais avant d’être cadavre ?…
— Un gaillard aussi connu à Bordeaux que sur la côte d’Afrique. Un coupeur de bois…
— Je suis désolé, commandant, mais je ne sais même pas ce qu’est un coupeur de bois… Je suppose que ce n’est pas un simple bûcheron ?…
Les officiers sourirent et le Petit Docteur avait toujours son air calme et innocent d’enfant sage.
— Les coupeurs de bois sont, en général, des garçons qui n’ont pas froid aux yeux… Ils obtiennent du gouvernement des concessions de plusieurs milliers d’hectares dans la forêt équatoriale, souvent à des distances considérables de tout centre… Ils s’y enfoncent, recrutent comme ils le peuvent des travailleurs indigènes et abattent acajous et okoumés… Ces arbres, il faut les acheminer ensuite, par les rivières, jusqu’à la côte… Il n’est pas rare qu’en quelques années des coupeurs de bois amassent ainsi plusieurs millions…
— C’est le cas de votre Popaul ?
— Il a fait trois ou quatre fois, des fortunes de cette importance… Après quoi il rentrait en France et dépensait en quelques mois tout ce qu’il avait gagné… Un trait vous le dépeindra… C’était il y a quatre ans… Il venait de rentrer à Bordeaux, les poches pleines… La pluie tombait à torrents… D’un café en face du théâtre, Popaul voyait défiler les dames en grand décolleté et les messieurs en habit qui assistaient à une soirée de gala…
« Alors, histoire de s’amuser, Popaul loue tous les fiacres, tous les taxis de Bordeaux, dont il forme un long cortège. À la sortie du théâtre, il passe ainsi, à la tête de centaines de voitures, devant le théâtre, tandis que spectateurs et spectatrices font en vain des signes désespérés… Les malheureux ont dû rentrer chez eux sous l’averse tandis que Popaul…
— Il est reparti pour le Gabon ?
— Je le ramenais pour la quatrième fois, riche à nouveau, du moins le prétendait-il… Il se faisait accompagner d’un nègre qu’il appelait par dérision « Victor Hugo »… Un horrible nègre bantou…
« Popaul n’a jamais rien fait comme les autres. C’est ainsi qu’il a loué pour son nègre une cabine de première classe, à côté de la cabine de luxe qu’il occupait… Il le faisait manger à sa table, dans la salle à manger des premières… C’est en vain que j’ai tenté de l’amener à la raison…
« — Je paie, n’est-ce pas ? répondait-il. Et tant que Victor Hugo ne crachera pas dans les plats…
— Où est maintenant ce Victor Hugo ?
— Il a disparu… J’y arriverai tout à l’heure… Je ne sais pas si vous imaginez ce que représente un voyage de ce genre… À part Popaul et son nègre, je n’avais à bord que des personnes sérieuses, surtout des fonctionnaires supérieurs et un général…
« La chaleur, tout le long de la côte, est étouffante et, même au bar, on est obligé de garder le casque sur la tête à cause de la réverbération…
« D’habitude, le bridge et la belote aident à tuer le temps, avec un certain nombre d’apéritifs et de whiskies… On boit beaucoup à bord des long-courriers…
« Bien entendu, Popaul, avec son nègre, a fait scandale… Je regrette que vous n’ayez pas connu l’homme… Vulgaire, c’est entendu… Un grand gaillard au visage osseux, aux yeux effrontés, à la joie bruyante, qui pouvait vider une bouteille de pernod ou de picon sans être ivre…
« Encore beau garçon, à quarante ans… Méprisant les fonctionnaires et se moquant de leurs manies…
« N’empêche qu’il s’imposait, qu’il s’asseyait d’autorité à une table à laquelle il n’avait pas été invité, commandait à boire pour tout le monde, racontait des histoires, tapait sur la cuisse des gens, faisant tant et si bien qu’il désarmait la mauvaise humeur…
« Quand nous avons donné à bord la petite fête traditionnelle, il a eu pour vingt-deux mille francs de champagne et de cigares… Je crois bien que cette boîte devant vous est la dernière qui reste à bord…
« Quant aux femmes…
Un mince sourire passa sur les lèvres du commandant, qui regarda ses officiers avant de poursuivre :
— Je ne voudrais pas dire du mal du sexe d’en face, dont je suis un grand admirateur…
Inutile de faire de confidences ! Le Petit Docteur avait déjà remarqué que le commandant devait être assez amateur de jolies femmes !
— J’ignore si le désœuvrement et la chaleur y sont pour quelque chose, mais il est certain que la vulgarité de Popaul n’a pas déplu à toutes nos passagères… Quand vous le désirerez, je vous donnerai quelques précisions qui seront sans doute utiles à votre enquête, car je n’ai pas besoin d’ajouter qu’à bord d’un bateau, rien des menues intrigues qui se nouent n’échappe à l’état-major…
— Je crois que je commence à sentir l’atmosphère du bord, murmura le Petit Docteur. Voulez-vous me citer simplement les femmes qui ont été en rapport avec Popaul ?
— D’abord, la belle Mme Mandine, comme on l’appelle à Brazzaville… Son mari est administrateur… Ils revenaient tous deux en congé pour six mois…
— Quel genre, M. Mandine ?
— Genre sérieux et même ennuyeux. Plongé du matin au soir dans des parties de bridge et pestant contre les repas qui interrompaient ces parties…
— Ensuite ?
— Ensuite, évidemment, Mlle Lardilier…
— Pourquoi dites-vous évidemment ?