Le Petit Docteur, toujours sage, toujours poli, questionna :
— Vous avez deviné à quoi il faisait allusion ?
— Non… C’est d’autant plus curieux qu’il parlait de plusieurs millions… Il affirmait qu’il n’aurait plus besoin de retourner en Afrique… Quand nous avons aperçu la côte pour la dernière fois, il s’est écrié :
« — Adieu, pour toujours !
« Puis, une autre fois, il a dit (c’est le barman Bob qui l’a entendu) :
« — Si j’arrive vivant à Bordeaux, à moi la belle vie… Et, cette fois, cela durera…
— Je suppose, commandant, que votre Popaul ne transportait pas avec lui plusieurs millions de billets de banque ?
— C’est impossible ! Trancha le commandant. Où se serait-il procuré une telle somme en billets ? La banque de Libreville n’en possède pas autant. Tous les paiements, là-bas, se font par virements et on garde aussi peu de numéraire que possible… Et pourtant…
Le commandant était rêveur… Ce fut le médecin du bord qui intervint pour la première fois.
— J’ai tout lieu de croire que Popaul avait sa fortune sur lui ! dit-il. Un détail me revient. C’était un peu après l’escale de Grand-Bassam. Il avait beaucoup bu cette nuit-là, plus que d’habitude. Le matin, il vint, l’œil inquiet, dans ma cabine.
« — Il faut que vous m’auscultiez, docteur. Ce serait trop bête, maintenant que je suis paré pour le restant de mes jours…
« Et, tout en dénudant sa poitrine, il m’expliqua :
« — Ce matin, j’ai senti comme des tiraillements dans le côté gauche… Dites donc, ce n’est pas une maladie de cœur au moins ?
« Je le rassurai… Il se rhabilla… Au moment où il remettait sa veste de toile, il aperçut un petit portefeuille en crocodile qui était tombé de la poche… Il le ramassa vivement avec un ricanement :
« — Sans blague ! Pour un peu, je laissais ma fortune dans votre cabine… Un peu cher pour une consultation !… Sans compter que vous n’auriez sans doute rien pu en faire…
« Or, ce portefeuille était plat… Il devait contenir fort peu de chose…
— Vous avez raconté cette visite à la police ? Questionna le Petit Docteur avec une certaine angoisse.
— J’avoue que je n’y ai pas pensé… C’est ce que le commandant vient de raconter qui m’a fait souvenir…
— Dites-moi, commandant… Vous avez sans doute assisté, comme seul maître à bord après Dieu, à l’examen du cadavre, à la fouille de ses vêtements et de la cabine… Avez-vous aperçu le portefeuille en question ?
— Non ! J’ai vu un gros portefeuille en cuir fauve contenant des papiers de toutes sortes et un passeport… Mais rien d’autre…
— Savez-vous où les Mandine passent leurs vacances en Europe ?
— À Arcachon… Ils y possèdent une petite villa…
— Excusez-moi d’être indiscret… Est-ce que Mme Mandine allait, elle aussi, prendre l’apéritif dans votre bureau ?
— C’est arrivé…
— Croyez-vous qu’entre elle et Popaul les rapports se soient limités à un simple flirt ?
Un léger embarras. Un sourire.
— Mme Mandine est une femme de fort tempérament, comme on dit… Quand vous verrez son mari, vous comprendrez que…
— Je comprends. Merci. Je suppose qu’en France M. Lardilier habite Bordeaux ?
— Quai des Chartrons… À moins de cinq cents mètres d’ici…
— Il est monté à Libreville ?
— Non… Son principal comptoir est bien à Libreville… Mais il se trouvait avec sa fille à Port-Gentil, l’escale suivante…
— Popaul savait-il que Lardilier serait votre passager ?
— Je l’ignore… Les deux escales sont très rapprochées… Les parages sont mauvais pour la navigation… Je n’ai guère eu le temps de m’occuper de mes passagers…
— Peut-être le commissaire du bord ?…
Celui-ci intervint à son tour.
— Dès le premier jour, M. Cairol a demandé quels étaient les passagers que nous prendrions aux escales… Je lui ai montré la liste…
— Et vous n’avez rien remarqué d’anormal dans son comportement ?
— C’est déjà loin… Je ne m’attendais pas à un drame en fin de croisière… Pourtant, j’affirmerais presque, mais pas sous la foi du serment, qu’il a eu un drôle de sourire…
— Un sourire satisfait ?
— Il m’est très difficile de vous répondre… Cependant… Je ne voudrais pas que vous fassiez trop grand cas de ce que je vais vous dire… Il me semble que son sourire était ironique… Non ! Pas exactement… Plutôt sarcastique…
— Il n’a rien dit ?
— Il a dit, ce qui ne m’a pas étonné de sa part, mais qui maintenant prend peut-être un sens :
« — Nous ne manquerons pas de jolies femmes !
— Je vous remercie, messieurs ! Prononça gravement le Petit Docteur en décroisant ses jambes.
Et, pour la première fois, il croyait devoir reprendre un air presque solennel.
— Puis-je vous demander, docteur, si vous avez une idée et si vous croyez…
— Je vous répondrai dans vingt-quatre heures, commandant…
Il aurait éclaté de rire, de se voir ainsi pris au sérieux, s’il n’avait pensé :
— Mon pauvre petit bonhomme, c’est très joli d’avoir impressionné ces beaux messieurs et d’être devenu une sorte de célébrité nationale. Seulement, maintenant, il s’agit de découvrir quelque chose ! Fini de se prélasser dans un salon de première classe en buvant du whisky glacé à point et en fumant des cigares de luxe. D’ici quelques heures, tu risques fort de te couvrir une fois pour toutes de ridicule et de rentrer à Marsilly la queue entre les jambes…
Il était gai, pourtant. Peut-être le soleil, l’atmosphère nouvelle de ce beau paquebot, les uniformes blancs autour de lui et ce parfum d’aventure qu’il respirait depuis son arrivée à bord ?
En somme, pourquoi se ferait-il de la bile ? Quelqu’un avait tué Cairol dit Popaul, c’était un fait.
Allait-il se montrer plus bête que cet assassin ? N’avait-il pas pour principe la phrase suivante qu’il avait déjà pensé inscrire au-dessus de son lit : Tout assassin est un imbécile, puisque le meurtre ne rapporte jamais !
Comme il ne prétendait pas être plus bête qu’un imbécile !…
— Est-ce que Victor Hugo est déjà venu en Europe ?
— Jamais !
— Parle-t-il le français ?
— Dix mots… Popaul et lui s’entretenaient en bantou…
— Y a-t-il beaucoup de Bantous à Bordeaux ?
— Une centaine… Tous connus des autorités maritimes… Car, pour emmener un nègre d’Afrique-Équatoriale, il faut verser une grosse caution… Dix mille francs…
— Popaul a donc versé dix mille francs pour amener Victor Hugo avec lui ?… Je suppose que la police ne tardera pas à mettre la main sur cet indigène ?
Comme à un signal, le steward annonçait :
— C’est l’inspecteur Pierre, commandant…
Et l’inspecteur entrait, saluait tout le monde, observait respectueusement le Petit Docteur, dont il devait avoir entendu parler.
— Je suis venu vous annoncer que nous avons mis la main sur le nègre… Il était caché à bord d’une vieille gabarre amarrée près du pont… Il tremble de tous ses membres… On cherche un interprète pour l’interroger…
— Vous permettez que je vous pose une question, inspecteur ? Intervint Jean Dollent. Le revolver…
— Eh bien ?
— Sait-on à qui il appartenait ?
— C’est un Smith and Wesson… Une arme sérieuse… Mais personne, parmi les passagers, n’avoue avoir possédé un Smith and Wesson…
— Une arme assez difficile à se procurer, n’est-ce pas ?
Un peu encombrante… Seuls les spécialistes… À quinze pas, cela vous tue un homme raide, tandis que les petits brownings…