— Eh bien ?
Le veston était déjà sur une chaise, presque réduit à l’état de charpie.
— Enlevez-lui son pantalon…
Tant pis pour la pudeur ! Il n’y avait là que des hommes et, chose inattendue, Victor Hugo portait un caleçon.
— Rien ?…
— Il me semble que je sens une grosseur… Attendez… Oui, il y a un papier…
— Attention… Un de vous deux à la porte… Donnez-moi ce papier…
Pour un peu, il se fût enfui avec, tant il avait peur d’une surprise.
— Il y a le téléphone, ici ?… Non ?… Alors, mieux vaut lire ce document à voix haute, de telle sorte que s’il était détruit, il restât des témoins… Approchez, patron…
L’encre était délavée, le papier encore humide à la suite du bain de la nuit précédente.
À celui qui trouvera cette lettre…
Il faut la porter coûte que coûte aux autorités, non pas ici, au Gabon, mais en France…
C’est le dernier vœu d’un mourant… Dans une heure, peut-être moins, je serai mort… Je suis seul, avec quatre nègres obtus, dans une case au fond de la forêt, à cinq cents kilomètres de toute ville…
Personne ne peut me sauver… Je ne possède aucun médicament… Donc, fini…
Je m’appelle Bontemps… Roger Bontemps, associé d’Éric Lardilier… Quand il est venu en France, il m’a fait placer toute ma fortune dans une affaire qu’il montait au Gabon…
Des frissons me secouent déjà… Il faut que j’aille vite et que je dise l’essentiel…
Nous avons gagné beaucoup d’argent tous les deux, lui en Afrique, moi en France, où je dirigeais notre siège social…
Pourquoi l’ai-je écouté quand il m’a demandé de venir me rendre compte de l’état de nos comptoirs ?… Et surtout quand il m’a proposé cette inspection en forêt ?…
Elle devait durer quarante jours… Nous sommes le quinzième. C’est lui qui m’a remis les cachets de quinine… Celui que je viens de prendre ne contenait pas de la quinine, mais de la strychnine…
J’ai ouvert les autres… Il y en avait encore six contenant du poison…
De toute façon, j’étais condamné… Parce que Lardilier a voulu rester seul propriétaire de l’affaire que…
J’ai froid… Je sue de froid… Ma dernière volonté, c’est qu’il soit condamné et…
— Voulez-vous, commandant, aller chercher une voiture ? Je me méfie de ce monsieur…
— Un glaçon ?
— Merci… Plus de whisky non plus… Je vous avouerai, commandant, que je ne bois jamais… Sauf au cours de mes enquêtes, parce qu’il y a toujours une raison ou une autre pour avaler quelque chose…
« Je suppose, n’est-ce pas ? Que vous n’avez pas besoin d’explications ?… Notre ami Popaul, cette fois, n’a pas eu besoin de couper beaucoup d’acajous et d’okoumés pour gagner de l’argent… Il n’a eu qu’à découvrir ce billet, quelque part dans une hutte abandonnée au fond de la forêt…
« Il a compris qu’il venait de faire fortune et que ce papier valait tous ceux qu’émet, avec beaucoup plus de fioritures, la Banque de France…
« Chantage, pour parler cru…
« Chantage et danger, car un homme qui en a déjà tué un autre pour garder tout le magot n’hésitera pas…
« Quant à la cachette, c’est pour ainsi dire vous qui l’avez trouvée… Le nègre !… Voilà pourquoi il ne le quittait pas !… Voilà pourquoi aussi, n’apercevant pas Victor Hugo dans le bar, il est soudain descendu en se repentant de…
« Une balle, dans le dos…
« Le pauvre Bantou n’a pas vu l’assassin… Il s’est enfui par le hublot, fou de terreur…
« Et Antoinette, qui soupçonnait son père…
— Vous croyez vraiment qu’elle était sa complice ?
— Je crois qu’elle ne savait pas ce qu’il y avait en réalité. Mais son père lui avait recommandé d’entrer dans l’intimité de Cairol… C’était un moyen de savoir…
— Je vous avoue que je la crois honnête…
— Moi aussi… C’est bien pourquoi, voyant Popaul descendre dans un tel état d’énervement, elle l’a suivi… Elle a dû apercevoir son père… Elle n’a pas pu ne pas l’apercevoir… Pour se servir du revolver, il était ganté… Et elle, c’est machinalement, avant de découvrir le cadavre, qu’elle a ramassé l’arme…
« Qu’est-ce que Lardilier risquait en la laissant soupçonner ? On ne pourrait la condamner sur de telles présomptions… Au pis aller, le crime passerait pour un crime passionnel et Popaul pour un ignoble séducteur…
« Lui, pendant ce temps, trouverait le moyen de mettre la main sur la fameuse lettre…
« C’est pourquoi je lui ai tant parlé du portefeuille en crocodile… Et, comme je n’étais pas sûr que c’était lui, c’est pourquoi aussi j’ai bavardé un peu longuement avec ces messieurs de la presse…
« Celui qui avait tué Popaul pour s’emparer du document devait fatalement revenir, soit à la cabine, soit sur les talons du nègre, pour…
— Cigare ?
— Merci ! J’ai tant fumé de cigares depuis ce matin que j’en suis écœuré. Quant à votre enquête…
— Vous l’avez menée avec un art qui…
— Pardon ! Je suis arrivé au résultat opposé à celui que vous aviez désiré : ménager M. Lardilier, le gros client de la compagnie et… Dites donc ! Il faudrait que je téléphone à Anna… Je lui avais annoncé que je serais absent deux ou trois jours… Or, dès demain matin, avec Ferblantine…
— La compagnie m’a prié de vous remettre…
— Quoi ?
— Ma foi… Il a tant été parlé de portefeuille en crocodile… Alors, c’est ce que nous avons choisi…
Ce que le commandant du Martinique n’ajoutait pas, c’est qu’il y avait dedans quelques beaux billets de la Banque de France, de ces billets que les gens comme Popaul appellent des grands formats.
La piste de l’homme roux
I
Où le comptable Georges Motte a de bonnes raisons de se croire un homme irrésistible, et où il va à un rendez-vous peu banal
Une première fois, Anna avait relancé le Petit Docteur dans une ferme qui avait le téléphone, et où il soignait un vieillard gâteux.
— Allô ! C’est Monsieur ?… Ici, Anna… Il y a dans la salle d’attente quelqu’un de très pressé…
— Il est blessé ?
— On ne voit rien…
— Il est malade ?
— Peut-être à l’intérieur… En tout cas, il ne tient pas en place… Il m’a dit comme ça de vous toucher coûte que coûte au téléphone, parce que c’est une question de minutes…
— Bon ! Je vais venir…
Il ne se pressa pas pour autant. Il avait l’expérience des malades qui vous appellent de toute urgence et parfois vous font relever la nuit parce qu’ils saignent du nez ou qu’ils se sont découvert un petit bouton sur la fesse.
Une heure plus tard, Anna le rappelait, cette fois chez un marchand de grains où il y avait une rougeole.
— Il me rend folle à force de s’agiter… Je crois que si vous le laissez encore attendre longtemps, il fera un malheur…
— J’arrive…
Et il arriva tranquillement chez lui, en effet, au doux ronron de Ferblantine, une bonne heure après. Il n’avait pas encore ouvert la porte de son cabinet qu’un homme surgissait, les yeux égarés, et le Petit Docteur comprit qu’Anna eût été impressionnée.
Sans doute n’avait-il jamais vu quelqu’un dans un tel état de nervosité et, en l’observant, on commençait seulement à comprendre le mot épouvante. L’homme était épouvanté, au sens littéral du mot. En même temps, il était à bout de nerfs, au point qu’il ne contrôlait plus les expressions de son visage, et que ses traits se convulsaient comme sous l’effet de tics.