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Lucas, plus grave encore, plus soucieux que le Petit Docteur, cherchait celui-ci depuis dix heures du matin, et il était déjà une heure de l’après-midi. Il avait téléphoné un peu partout et, en désespoir de cause, avant même de déjeuner, il arrivait rue Bergère, demandait à la concierge :

— Vous n’avez pas vu la personne qui m’accompagnait hier ?

— Un petit monsieur brun et nerveux ?… Il y a plus d’une heure qu’il est dans la maison… Il doit être arrivé au troisième…

— Au troisième quoi ?

— Au troisième étage… En voilà un qui a de la patience, et qui ne craint pas d’ennuyer les gens… Il frappe à toutes les portes… Il questionne tout le monde, même les enfants de six ans, même les vieux qui ne quittent plus leur fauteuil…

C’était vrai… Mais ici encore le Petit Docteur n’était pas arrivé le premier. Quand il s’était présenté chez le tailleur pour dames du premier gauche (il y régnait une demi-obscurité et une fade odeur de laine), on lui avait fait remarquer :

— Votre collègue est déjà venu ce matin…

À quoi bon dire qu’il n’appartenait pas à la police ?

— Ah ! Je vois… Mon collègue vous a montré un portrait… Un portrait d’homme roux, n’est-ce pas ?

— Non… Un jeune homme assez maigre, aux cheveux longs…

Jean-Claude Marmont ! Ainsi la police officielle ne négligeait aucune piste puisqu’un inspecteur s’assurait déjà que Jean-Claude Marmont, dont il s’était procuré une photographie, n’était pas venu dans la maison le jour du crime !

— Depuis la visite de mon collègue, nous avons reçu d’autres renseignements… Ce que je voudrais savoir, c’est si, entre quatre et cinq heures, vous n’avez pas rencontré d’étranger dans l’escalier de l’immeuble…

C’était long ! C’était décourageant ! Certains se taisaient, méfiants, et il fallait leur arracher les paroles une à une. D’autres, au contraire, vous auraient raconté toutes leurs petites histoires, et surtout celles des voisins !

Il faut se livrer à une enquête de ce genre pour se rendre compte de ce qu’un immeuble parisien contient de vies humaines, et combien ces vies sont différentes les unes des autres.

Le tailleur… Le dentiste du premier à droite… L’officier retraité du second et sa fille mariée à un polytechnicien… La dame seule qui… que…

Son bloc d’ordonnances à la main, Jean Dollent prenait parfois des notes, questionnait, remerciait, s’excusait, saluait et frappait à la porte voisine.

Il sortait de l’avant-dernier appartement, au quatrième à gauche (fourrures en gros et demi-gros, importation directe de Russie), quand il se trouva face à face avec Lucas.

Pourquoi, entre les deux hommes, y eut-il comme un choc ? À croire que toute leur cordialité avait disparu. Ils se mesuraient du regard. Les yeux du commissaire Lucas, si naïfs d’habitude, étaient durs, son attitude compassée, et on vit le Petit Docteur tousser pour se donner contenance, baisser la tête.

— Il y a deux heures que je vous cherche, monsieur Dollent… Vous ne serez pas étonné, n’est-ce pas, si je vous déclare que j’ai quelques explications à vous demander ?

— Allons ! soupira le Petit Docteur, en refermant son bloc d’ordonnances. Je suppose que nous serons mieux pour causer dans votre bureau ?

Dans la rue, il risqua :

— Si nous prenions un apéritif ?… Il fait une chaleur, dans cette maison…

Il en but deux. Lucas l’observait, cherchait le moment favorable pour lancer :

— Ce matin, au téléphone, je vous ai parlé de dix-huit hommes roux… J’ai le plaisir de vous annoncer que nous en avons un dix-neuvième… Et figurez-vous que, celui-là, je l’ai fait arrêter… Vous ne me demandez pas pourquoi ?

— Cela m’est égal.

— Je vous l’apprendrai néanmoins… Je l’ai fait arrêter parce que c’est la gendarmerie de Nieul, à trois kilomètres de Marsilly, qui l’a remarqué ce matin, alors qu’il se cachait dans un petit bois… Le bois de La Richardière… Vous devez connaître, vous qui êtes du pays ?… La coïncidence m’a paru curieuse, pour le moins… Vous ne pensez pas qu’une explication s’impose et…

— Peut-être… Mais seulement après que nous aurons un peu travaillé… soupira le Petit Docteur.

Ils étaient dans un taxi, et on avait donné au chauffeur l’adresse du quai des Orfèvres. Lucas, ulcéré, se plaignait avec amertume.

— Je suis très déçu, docteur… Et le mot est beaucoup trop faible pour ce que je ressens… J’admirais, comme quelques-uns de mes collègues, vos méthodes originales… Dans une précédente affaire, je vous avais pour ainsi dire donné carte blanche… Au cours de celle-ci, j’ai refréné mes curiosités, je vous ai fait confiance, au risque de prendre sur moi de graves responsabilités… J’ai fait mieux : ce matin encore, je vous ai donné au téléphone tous les renseignements que je possédais…

« Et pourtant, je l’avoue, j’avais une arrière-pensée… Le hasard a voulu qu’au moment où je vous appelais vous ayez une conversation avec Marsilly… Je n’ai rien entendu, mais cela m’a frappé… Quand, à dix heures environ, la gendarmerie de La Rochelle nous a avisés qu’un homme roux…

— Je sais… Je sais…

— Et c’est tout ce que vous me répondez ?

— Qui est-ce qui paie le taxi ? Questionna le Petit Docteur en descendant de voiture devant le portail de la Police judiciaire. Attendez… J’ai de la monnaie…

Et ils s’engouffrèrent sous la voûte.

V

Où le Petit Docteur et le commissaire Lucas collaborent en se montrant les dents, cependant que l’homme roux, de la maison d’arrêt de La Rochelle, écrit à sa femme pour lui demander pardon

Le bureau de Lucas. Les fenêtres grandes ouvertes sur le spectacle de la Seine et du soleil, toujours du soleil à en avoir la tête bourdonnante.

— Il est très ennuyeux, commissaire, que vous soyez arrivé une heure trop tôt, car, dans une heure, je crois que j’aurais été en état de vous remettre un dossier complet… Maintenant, je suis obligé, avant de répondre à vos questions, de vous demander un peu de patience… Il faudra même que vous me permettiez, si vous voulez arrêter l’assassin de M. Lavisse, de continuer l’enquête de ce bureau…

Comme Lucas sursautait, surpris de tant d’audace, le Petit Docteur, s’asseyant dans un fauteuil de velours cramoisi et allumant une cigarette, commença gravement :

— Je passe pour le moment sur les insinuations plus ou moins désagréables que vous venez de faire, et je crois que je ne vous en garderai pas rancune… Je vous avoue que je suis très hésitant, que je me trouve en quelque sorte devant un cas de conscience…

« C’est à vous que je veux demander conseil…

« Vous est-il arrivé, commissaire, au cours d’une enquête, d’avoir la certitude que vous aviez raison, que vous teniez le bon bout, que vous marchiez vers la vérité ?… Je parle, notez-le, d’une certitude morale et non d’une certitude matérielle.

« Je pose la question autrement… Vous est-il arrivé, alors que tout le monde s’élançait sur une piste, de vous attarder, de sentir que la vérité était ailleurs, de vous obstiner ?…

« Et, dans ce cas, vous est-il arrivé de prendre vos responsabilités contre tous ?

Le pauvre Lucas se demandait où son interlocuteur voulait en venir, et n’osait pas trop avancer.

— Vous est-il arrivé, enfin, alors qu’il y avait, mettons, trente chances pour cent d’erreur, d’aller malgré tout de l’avant ?

— Fréquemment… Si on ne marchait pas à soixante-dix pour cent…

— C’est ce que je voulais vous faire dire… Et pourtant, vous êtes un fonctionnaire !… Vous risquez gros !…