Sur le coup de cinq heures de l’après-midi, comme chaque jour, l’Amiral quittait le Restaurant À la Meilleure Brandade, situé juste au coin de la route nationale et la rue Jules-Ferry.
Il faut savoir que la route nationale passe un peu dehors du centre de la ville, dans le haut. La rue Jules Ferry est en pente et conduit au mail, où se trouvent la poste et la Banque de France.
À soixante-huit ans, l’Amiral était encore vert. Son teint était fleuri, sa barbe soyeuse et, contrairement aux hommes d’aujourd’hui, il n’avait aucune honte de son ventre, qu’il portait au contraire avec une certaine fierté. Peut-être parce qu’il avait les cuisses grasses, il marchait les jambes un peu écartées, à petits pas pleins de majesté.
— Tiens ! Voilà Marius… s’était écrié un jour un Parisien qui passait près de lui avec de jolies femmes. L’Amiral n’en avait pas été vexé. Bien au contraire !
— Tu paries que c’est Tartarin ? Avait risqué un gamin qui n’était pas de la ville.
Et l’Amiral ne s’était pas fâché davantage. Ni Marius, Tartarin, il n’était pas non plus amiral. Mais, dans son jeune temps, il avait beaucoup navigué comme aide-cuisinier à bord des paquebots et, depuis lors, il continuait à porter une casquette d’officier de marine.
C’était lui qui avait fondé le Restaurant À la Meilleur Brandade. Puis, à soixante et des ans, il l’avait cédé à sa nièce qui avait épousé un homme du Nord, un Lyonnais et il vivait avec eux.
À cinq heures donc, l’Amiral descendait à petits pas la rue Jules-Ferry. Celle-ci n’a pas plus de trois cents mètres et, sur ce qui se passa en moins de dix minutes, on ne possède évidemment que des témoignages assez vagues.
— Il était juste cinq heures – j’ai regardé la pendule du magasin – quand l’Amiral est passé… affirma M. Pichon, le chapelier, dont le magasin, rue Jules-Ferry, est à côté du restaurant.
Donc aucune erreur quant au départ de cette étrange promenade, car nul n’a jamais mis en doute la parole de M. Pichon, ancien adjoint au maire et conseiller municipal, président du Comité des fêtes de la ville.
Et ensuite ?… Trois maisons plus bas, il y a le bureau de tabac tenu par la vieille Tatine. C’est en même temps une mercerie et un dépôt de journaux. Ce jour-là, comme Tatine avait ses rhumatismes, c’était Polyte, son fils, qui servait à la boutique.
— L’Amiral est entré quelques minutes après cinq heures, comme les autres jours. Il a pris le journal et son paquet de cigarettes et il a dit :
« — Beau temps, fiston ! Cela me rappelle Madagascar…
Car, qu’il plût, qu’il ventât ou qu’il fît torride, cela rappelait toujours à l’ancien aide-cuisinier quelque pays lointain.
Au bas de la rue, juste où le mail commence, la partie de boules battait son plein. C’était d’ailleurs le but de la promenade de l’Amiral, qui, les autres jours, venait se camper sans rien dire près des joueurs, attendant une contestation dont il serait fatalement l’arbitre.
Près de la partie, l’horloge électrique de la poste, de sorte que chacun avait pour ainsi dire l’heure devant les yeux. Or, M. Lartigue, le marchand de poissons, qui venait de lancer le cochonnet et qui le trouvait trop loin, alors que son adversaire prétendait le coup régulier, leva la tête vers la rue Jules-Ferry.
— Dommage que l’Amiral soit encore trop haut dans la rue ! remarqua-t-il.
Et ils furent quatre pour le moins à voir l’Amiral bedonnant qui se trouvait à ce moment à mi-chemin, exactement en face du troisième bec de gaz.
Il était cinq heures cinq minutes. La partie continua. M. Lartigue, qui était râleur comme pas un, fit encore un coup douteux, chercha l’Amiral des yeux et s’étonna :
— Tiens ! Il a disparu…
En effet, la rue Jules-Ferry était vide, moitié ombre, moitié soleil, et il n’y avait littéralement pas un chat sur les pavés.
Il est à noter qu’aucune rue, aucune ruelle, ne débouche dans la rue Jules-Ferry.
L’Amiral n’était pas arrivé au bas de celle-ci.
Il n’était pas remonté non plus !
Quand le Petit Docteur descendit de voiture en face de la Meilleure-Brandade, il était couvert de sueur, de poussière d’huile et de cambouis, car il avait eu de sérieux ennuis avec Ferblantine, qui n’était plus de première jeunesse.
Dans la salle de restaurant, il ne vit d’abord qu’une petite bonne à l’œil noir d’Andalouse qui, lui sembla-t-il, l’examinait avec une audacieuse ironie.
— Il y a moyen d’avoir une chambre ?
— Je vais appeler M. Jean…
C’était le patron. Il surgit, en veste et toque blanches. Un grand garçon de trente à trente-cinq ans, plutôt maigre, qui ne respirait pas particulièrement la gaieté.
— On me dit que vous désirez une chambre… C’est pour quelques jours ?
Et le Petit Docteur, agressif, de répliquer :
— Comment savez-vous que c’est pour quelques jours ?
— Je n’en sais rien… Je disais ça pour parler… Vous voulez peut-être monter tout de suite pour faire un brin de toilette ?…
La bonne, qui s’appelait Nine, le conduisit au premier étage et le Petit Docteur continua à lui trouver un air ironique qui ne lui plaisait pas du tout.
N’avait-il pas eu tort d’abandonner une fois de plus sa clientèle de Marsilly pour relever un défi assez ridicule ? Car personne ne l’avait appelé. Il n’était au courant de cette affaire que par les journaux qui n’en avaient pas dit grand-chose. Par contre, dans son courrier de l’avant-veille, il avait trouvé une lettre anonyme disant :
Je parie que, tout malin que vous vous croyez, vous êtes incapable de retrouver l’Amiral.
Drôle d’hôtel ! À se demander de quoi les patrons vivaient, car on n’apercevait pas un client. Pourtant huit tables étaient dressées pour le dîner, comme si on eût attendu du monde.
À droite de la salle de restaurant, il y avait une salle plus petite, un café-bar où on ne voyait pas davantage de consommateurs.
Enfin, à la caisse, Mme Angèle, comme Nine l’appelait, c’est-à-dire la femme du patron, la nièce de l’Amiral.
— Il est possible de boire un verre, dans cette maison ? Ce fut M. Jean en personne qui vint le servir.
— Un pastis ?… Je ne sais si vous êtes amateur, mais celui-ci, c’est du vrai… À votre santé…
M. Jean s’était servi un pastis, lui aussi, et d’autorité il trinquait avec son client inconnu.
La boisson opaline ne le rendait pas plus gai et il soupirait en regardant sa terrasse ombragée d’un vélum orange et entourée de lauriers-roses dans des tonneaux verts.
— Vous avez toujours autant de monde que ça ? Plaisanta le Petit Docteur, qui éprouvait le besoin de se venger de la chaleur et des ennuis variés que lui avait donnés Ferblantine.
— Quelquefois moins… répliqua M. Jean du tac au tac.
Quelquefois plus aussi… Dans le temps, du temps du vieux, c’était bon… Les autos n’allaient pas si vite et avaient à tout bout de champ des pannes… Maintenant, elles filent à cent à l’heure et ne se donnent plus la peine de s’arrêter…
— Il y a longtemps que vous avez pris l’affaire ?
— Depuis mon mariage, voilà six ans…
Dollent fronça les sourcils, intéressé par le regard que son interlocuteur venait de lancer, de loin, à la jeune femme qu’on apercevait à la caisse.
« Tiens ! Tiens ! pensa-t-il. Voilà un monsieur qui n’a pas l’air très heureux en ménage. »
— En somme, fit-il à voix haute, vous regrettez de vous être installé ici…
— Je regrette sans regretter… Sans ces ennuis que nous avons depuis une semaine… Vous n’avez pas lu, dans les journaux ?