Vladimir Mikhanovski
Le Petit et le Rustre
Je vous dirai franchement que tout ce qu’on raconte sur les robots capables de surpasser l’homme est du charlatanisme, et rien de plus. Comment je le sais ? J’ai travaillé vingt ans au Centre cybernétique et j’affirme : tel programmeur, tel robot. Quoi ? Les autodidactes ? Allons donc ! Si l’enfant, pardon, le robot a de mauvais penchants, on ne les fera sortir d’aucune manière. C’est un fait ! Mais à quoi bon palabrer ? Voici un cas, jugez vous-même.
J’étais encore à l’époque à la Western Company.
Le vieux Wilnerton, le chef, me convoque un jour et me dit :
— C’est une mission extraordinaire, Archie. Il faut construire et éduquer deux robots jouant à la perfection au bridge. Pour quoi faire ? Eh bien, admettons que ce soit pour modéliser la théorie des jeux. Vous jouez mal aux cartes ? Et alors ? Pour commencer, vous pouvez apprendre à fond ce jeu. Disposez de votre temps comme vous voulez. Il ne me faut qu’une chose, que les robots soient prêts à temps.
Le chef mit en marche toutes les lignes de son vidéophone et donna par la Western l’instruction suivante : « Le constructeur Browdy est chargé d’une mission spéciale. Toutes ses exigences ont été concertées avec moi et doivent être exécutées sans tarder. »
Qu’est-ce qu’il y a ? Mais oui, je suis ce même Browdy, le fameux constructeur de systèmes cybernétiques protéiques. En personne ! Vous êtes peut-être étonné de me voir ici, dans ce trou, les mains tremblantes et portant un complet fripé ? Tout a commencé par ce boui-boui, que le diable l’emporte ! Écoutez la suite…
Le jour même, on a mis à ma disposition un nouveau laboratoire, avec un équipement sophistiqué. Mon moindre désir était aussitôt satisfait. Le chef ne regardait pas à la dépense.
Par la tangente, j’ai appris que les robots joueurs de cartes avaient été commandés par Mr. Henry Cordon junior. Je ne sais pas très bien pourquoi ce multimilliardaire les voulait. Un vulgaire tricheur, passe encore ! Mais un roi comme lui ? Peut-être était-ce pour l’entrafner ? Ou bien lui souffler les bons coups ? Au reste, cela m’intéressait assez peu. J’ai à créer un mécanisme cybernétique, me suis-je dit. Ce qu’on en fera, cela ne me regarde pas, hein ?
Bref, je me suis mis au travail. Je ne lésinais pas sur le matériau, je n’utilisais pour le montage que les cellules protéiques extra. J’ai fait des essais, je les ai modelés, tout comme Dieu son Adam. L’ébauche, c’est-à-dire le robot non instruit, je l’ai façonné relativement vite. Puis, selon le même schéma, j’ai fabriqué la seconde ébauche.
Après ? Après je me suis entouré d’annuaires, de manuels sur la théorie des jeux, j’ai même passé un mois à Monte-Carlo.
Peu à peu, j’ai esquissé un joli plan de mise au point des deux êtres cybernétiques. Et, imaginez-vous, cela m’a vraiment passionné !
Mon projet était d’éduquer chaque robot d’après un programme à part. Je voulais vérifier une petite théorie… Le premier robot, j’envisageais de le former dans les traditions, mettant dans sa mémoire ionique tous les ouvrages de référence et manuels à ma disposition. J’ai décidé de remplir sa mémoire de l’expérience de tous les joueurs enragés depuis l’antiquité jusqu’à nos jours.
Quant au second robot, je lui réservais un autre sort. Je voulais qu’il assimile lui-même toutes les finesses du jeu.
J’ai même trouvé les noms de mes pupilles : le premier, c’était le Petit, compact et m’arrivant à peine à l’épaule, et le second, je l’ai baptisé le Rustre, car il avait une voix perçante et désagréable.
Les choses avançaient bien.
Les premiers mois, je les ai consacrés entièrement au Petit. C’était un élève exemplaire, apprenant scrupuleusement toutes les leçons. Et comme la fatigue, il connaissait pas… Pour tout vous dire, bientôt le Petit était un virtuose des cartes.
Le vieux Wilnerton a nommé une commission d’experts composée des joueurs les plus réputés du pays. Il faut croire qu’il voulait absolument obtenir les louanges du célèbre client.
La commission a soigneusement testé le Petit. Oui, il était dit dans le procès-verbal que, malgré une bonne technique, le jeu du Petit était quelque peu contracté et dépersonnalisé. Mais j’étais sûr que cela lui passerait.
La suite devait prouver que j’avais raison.
Sur proposition du vieux, la commission a contrôlé le Petit toutes les semaines, et à chaque fois il était toujours mieux noté.
Mais revenons au frère du Petit. Le Rustre, pendant tout ce temps, était, pour ainsi dire, au vert. D’ordinaire, il se tenait près de la table où le Petit affrontait les membres de la commission et suivait attentivement le jeu. Je dois vous dire que c’était un délice ! Sa maîtrise de soi, sa réserve étaient celles d’un gentleman. Il fallait voir son calme olympien quand on jouait gros… Comment ça, rien à perdre ? Vous vous trompez, mon cher. S’il n’avait eu rien à perdre, le Petit n’aurait jamais appris à whister correctement… Comment ? Non, sûrement pas pour de l’argent, bien qu’il eût été possible de programmer cela aussi. Pour le Petit, j’avais un système particulier de pénalités. Pour chaque coup erroné ou faible, il recevait une décharge électrique… Vous dites que ça ne fait pas mal ? Mais il a des nerfs cent fois plus fins que les vôtres, sauf votre permission ! Par contre, il était récompensé pour les bons coups…
Le temps aidant, la date de la livraison des robots approchait.
Je me suis occupé pour de bon du Rustre pour découvrir, horreur, qu’il jouait toujours comme un pied, bien qu’ayant passé des journées entières à côté du tapis vert.
Que faire ?
Plus question de remanier le programme. Pendant deux jours, j’ai erré comme un fou. Le malheur, c’est que je n’avais même pas à qui me confier. Le seul cybernéticien valable, Charlie MacGrown, avait été mis à la porte par la Western six mois plus tôt, mais c’est une autre histoire… Quant à solliciter le concours d’autres sociétés, il ne pouvait même pas en être question. La concurrence.
Oui, avec le Rustre, ça ne marchait pas.
Un soir, je rentre du laboratoire. Je suis de l’humeur que vous devinez. Et avec ça, il pleuvait, les feuilles mortes me fouettaient le visage. J’avais un cafard à hurler ! J’allais n’importe où et je tombe sur cet estaminet où nous sommes maintenant. Textuel !
J’entre, je monte sur un tabouret, je passe commande et voilà que j’entends :
— Archie, mon vieux !
Je me retourne et je vois Saül Chamberthy.
— Quel bon vent ?
— Celui qui a tourné, explique Saül.
Le bruit courait il y a longtemps déjà que Saül avait quitté le Centre cybernétique ouest, où il figurait parmi les meilleurs spécialistes. Il aurait eu maille à partir avec la direction…
— Depuis quand les ingénieurs prospères fréquen-tent-ils le « Chien errant » ? demanda Saül en souriant.
Moi, je me tais et je le regarde : franchement, il ne payait pas de mine…
J’invite Saül à une table, on se met à causer, et je lui expose mon problème.
— T’as de la chance, vieux, me donne une tape sur l’épaule Saül.
— Ce n’est pas ce que je dirais…
— T’as de la chance de m’avoir rencontré, précise-t-il. C’est que, sache-le, j’ai décidé de consacrer le reste de ma vie au whisky et au bridge. Vois-tu, j’ai appris sur le tas qu’eux seuls valent quelque chose au monde. En tout cas, c’est mieux que se casser la tête en exécutant les commandes du Ministère de la Guerre. Tu sais bien ce qu’ils nous demandent ?
J’ai acquiescé.
— Aux cartes, je n’ai pas d’égal de l’Atlantique au Pacifique, poursuivait Saül. Tu piges ?