— Ce que fait le papa de ton ami Geoffroy ne me regarde pas ! m’a répondu Papa. Moi je t’achète un billet, et si tu ne veux pas, je ne t’achète rien du tout ! Et voilà.
— Ah ben ça, c’est pas juste ! j’ai crié. Si tous les autres pères achètent des carnets, pourquoi tu ne l’achèterais pas toi ?
Et puis, je me suis mis à pleurer, Papa s’est fâché drôlement, et Maman est arrivée en courant de la cuisine.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? a demandé Maman.
— Il y a, a dit Papa, que je ne comprends pas qu’on fasse faire ce métier aux gosses ! Je n’ai pas mis mon enfant à l’école pour qu’on me le transforme en colporteur ou en mendiant ! Et puis, tiens, je me demande si c’est tellement légal, ces tombolas ! J’ai bien envie de téléphoner au directeur de l’école !
— J’aimerais un peu de calme, a dit Maman.
— Mais toi, j’ai pleuré à Papa, toi tu m’as dit que tu avais vendu des billets de tombola, et que tu étais terrible ! Pourquoi est-ce que moi je n’ai jamais le droit de faire ce que font les autres ?
Papa s’est frotté le front, il s’est assis, il m’a pris contre ses genoux, et puis il m’a dit :
— Oui, bien sûr, Nicolas, mais ce n’était pas la même chose. On nous demandait de faire preuve d’initiative, de nous débrouiller quoi. C’était un bon entraînement qui nous préparait pour les dures luttes de la vie. On ne nous disait pas : « Allez vendre ça à votre papa », tout bêtement...
— Mais Rufus a essayé de vendre des billets à un monsieur qu’il ne connaissait pas, et le monsieur, il ne s’est même pas arrêté ! j’ai dit.
— Mais qui te demande d’aller voir des gens que tu ne connais pas ? m’a dit Papa. Pourquoi ne t’adresserais-tu pas à Blédurt, notre voisin ?
— J’ose pas, j’ai dit.
— Eh bien, je vais t’accompagner, m’a dit Papa en rigolant. Je vais te montrer comment on fait des affaires. N’oublie pas ton carnet de billets.
— Ne vous attardez pas, a dit Maman. Le dîner va être prêt.
Nous avons sonné chez M. Blédurt, et M. Blédurt nous a ouvert.
— Tiens ! a dit M. Blédurt. Mais c’est Nicolas et machin !
— Je viens vous vendre un carnet de billets, c’est pour une tombola pour nous fabriquer un terrain ou on va faire des sports et ça coûte cinquante francs, j’ai dit très vite à M. Blédurt.
— Ça va pas, non ? a demandé M. Blédurt.
— Qu’est-ce qui se passe, Blédurt ? a demandé Papa. C’est ta radinerie habituelle qui te fait parler, ou tu es fauché ?
— Dis donc, machin, a répondu M. Blédurt, c’est la nouvelle mode ça de venir mendier chez les gens ?
— Il faut que ce soit toi, Blédurt, pour refuser de faire plaisir à un enfant ! a crié Papa.
— Je ne refuse pas de faire plaisir à un enfant, a dit M. Blédurt. Je refuse simplement de l’encourager dans la voie dangereuse dans laquelle l’engagent des parents irresponsables. Et d’abord, pourquoi est-ce que tu ne le lui achètes pas, toi, son carnet ?
— L’éducation de mon enfant ne regarde que moi, a dit Papa, et je ne t’accorde pas le droit de porter des jugements sur des sujets que tu ignores d’ailleurs totalement ! Et puis l’opinion d’un radin, moi...
— Un radin, a dit M. Blédurt, qui te prête sa tondeuse à gazon chaque fois que tu en as besoin.
— Tu peux la garder, ta sale tondeuse à gazon ! a crié Papa. Et ils ont commencé à se pousser l’un et l’autre, et puis Mme Blédurt – c’est la femme de M. Blédurt – est arrivée en courant.
— Que se passe-t-il ici ? elle a demandé.
Alors moi, je me suis mis à pleurer, et puis je lui ai expliqué le coup de la tombola et du terrain des sports, et que personne ne voulait m’acheter mes billets, que ce n’était pas juste, et que je me tuerais.
— Ne pleure pas, mon lapin, m’a dit Mme Blédurt. Moi, je te l’achète, ton carnet.
Mme Blédurt m’a embrassé, elle a pris son sac, elle m’a payé, je lui ai donné mon carnet, et je suis revenu à la maison, content comme tout.
Ceux qui sont embêtés maintenant, c’est Papa et M. Blédurt, parce que Mme Blédurt a mis le vélomoteur dans la cave, et elle ne veut pas le leur prêter.
L’insigne
C’est Eudes qui a eu l’idée ce matin, à la récré :
— Vous savez, les gars, il a dit, ceux de la bande, on devrait avoir une insigne !
— « Un » insigne, a dit Agnan.
— Toi, on ne t’a pas sonné, sale cafard ! a dit Eudes.
Et Agnan est parti en pleurant et en disant qu’il n’était pas un cafard, et qu’il allait le lui prouver.
— Et pour quoi faire, un insigne ? j’ai demandé.
— Ben, pour se reconnaître, a dit Eudes.
— On a besoin d’un insigne pour se reconnaître ? a demandé Clotaire, très étonné.
Alors, Eudes a expliqué que l’insigne c’était pour reconnaître ceux de la bande, que ça serait drôlement utile quand on attaquerait les ennemis, et nous on a tous trouvé que c’était une idée très chouette, et Rufus a dit que ce qui serait encore mieux, ce serait que ceux de la bande aient un uniforme.
— Et où est-ce que tu vas trouver un uniforme ? a demandé Eudes. Et puis d’abord, avec un uniforme, on aurait l’air de guignols !
— Alors, mon père, il a l’air d’un guignol ? a demandé Rufus, qui a un papa qui est agent de police et qui n’aime pas qu’on se moque de sa famille.
Mais Eudes et Rufus n’ont pas eu le temps de se battre, parce qu’Agnan est revenu avec le Bouillon, et il a montré Eudes du doigt.
— C’est lui, m’sieur, a dit Agnan.
— Que je ne vous reprenne plus à traiter votre camarade de cafard ! a dit le Bouillon, qui est notre surveillant. Regardez-moi bien dans les yeux ! C’est compris ?
Et il est parti avec Agnan, qui était drôlement content.
— Et il serait comment, l’insigne ? a demandé Maixent.
— En or, c’est chouette, a dit Geoffroy. Mon père, il en a un en or.
— En or ! a crié Eudes. Mais t’es complètement fou ! Comment tu vas faire pour dessiner sur de l’or ?
Et on a tous trouvé qu’Eudes avait raison, et on a décidé que les insignes, on allait les faire avec du papier. Et puis on a commencé à discuter pour savoir comment il serait, l’insigne.
— Mon grand frère, a dit Maixent, il est membre d’un club, et il a un insigne terrible, avec un ballon de foot et du laurier autour.
— C’est bon, le laurier, a dit Alceste.
— Non, a dit Rufus, ce qui est chouette, c’est deux mains qui se serrent pour montrer qu’on est un tas de copains.
— On devrait mettre, a dit Geoffroy, le nom de la bande : « la bande des Vengeurs », et puis deux épées qui se croisent, et puis un aigle, et puis le drapeau, et nos noms autour.
— Et puis du laurier, a dit Alceste.
Eudes a dit que c’était trop de choses, mais qu’on lui avait donné des idées, qu’il allait dessiner l’insigne en classe et qu’il nous le montrerait à la récré suivante.
— Dites, les gars, a demandé Clotaire, c’est quoi, un insigne ?
Et puis la cloche a sonné et nous sommes montés en classe. Comme Eudes avait déjà été interrogé en géographie la semaine dernière, il a pu travailler tranquillement. Il était drôlement occupé, Eudes ! Il avait la figure sur son cahier, il faisait des ronds avec son compas. Il peignait avec des crayons de couleur, il tirait la langue, et nous, nous étions tous drôlement impatients de voir notre insigne. Et puis Eudes a terminé son travail, il a mis la tête loin de son cahier, il a regardé en fermant un œil et il a eu l’air content comme tout. Et puis la cloche a sonné la récré.