Philatélies
Rufus est arrivé drôlement content, ce matin, à l’école. Il nous a montré un cahier tout neuf qu’il avait, et sur la première page, en haut à gauche, il y avait un timbre collé. Sur les autres pages, il n’y avait rien.
— Je commence une collection de timbres, nous a dit Rufus.
Et il nous a expliqué que c’était son Papa qui lui avait donné l’idée de faire une collection de timbres ; que ça s’appelait faire de la philatélie, et puis que c’était drôlement utile, parce qu’on apprenait l’histoire et la géographie en regardant les timbres. Son Papa lui avait dit aussi qu’une collection de timbres, ça pouvait valoir des tas et des tas d’argent, et qu’il y avait eu un roi d’Angleterre qui avait une collection qui valait drôlement cher.
— Ce qui serait bien, nous a dit Rufus, c’est que vous fassiez tous collection de timbres ; alors, on pourrait faire des échanges. Papa m’a dit que c’est comme ça qu’on arrive à faire des collections terribles. Mais il ne faut pas que les timbres soient déchirés, et puis surtout il faut qu’ils aient toutes leurs dents.
Quand je suis arrivé à la maison pour déjeuner, j’ai tout de suite demandé à Maman de me donner des timbres.
— Qu’est-ce que c’est encore que cette invention-là ? a demandé Maman. Va te laver les mains et ne me casse pas la tête avec tes idées saugrenues.
— Et pourquoi veux-tu des timbres, bonhomme ? m’a demandé Papa. Tu as des lettres à écrire ?
— Ben non, j’ai dit, c’est pour faire des philatélies, comme Rufus.
— Mais c’est très bien ça ! a dit Papa. La philatélie est une occupation très intéressante ! En faisant collection de timbres, on apprend des tas de choses, surtout l’histoire et la géographie. Et puis tu sais, une collection bien faite, ça peut valoir très cher. Il y a eu un roi d’Angleterre qui avait une collection qui valait une véritable fortune !
— Oui, j’ai dit. Alors, avec les copains, on va faire des échanges, on aura des collections terribles, avec des timbres pleins de dents.
— Ouais... a dit Papa. En tout cas, j’aime mieux te voir collectionner des timbres que ces jouets inutiles qui encombrent tes poches et toute la maison. Alors, maintenant tu vas obéir à Maman, tu vas aller te laver les mains, tu vas venir à table, et après déjeuner je vais te donner quelques timbres.
Et après manger, Papa a cherché dans son bureau, et il a trouvé trois enveloppes, d’où il a déchiré le coin où il y avait les timbres.
— Et te voila en route pour une collection formidable ! m’a dit Papa en rigolant.
Et moi je l’ai embrassé, parce que j’ai le Papa le plus chouette du monde.
Quand je suis arrivé à l’école, cet après-midi, on était plusieurs copains à avoir commencé des collections ; il y avait Clotaire qui avait un timbre, Geoffroy qui en avait un autre et Alceste qui en avait un, mais tout déchiré, minable, plein de beurre, et il y manquait des tas de dents. Moi, avec mes trois timbres, j’avais la collection la plus chouette. Eudes n’avait pas de timbres et il nous a dit qu’on était tous bêtes et que ça ne servait à rien ; que lui, il aimait mieux le foot.
— C’est toi qui es bête, a dit Rufus. Si le roi d’Angleterre avait joué au foot au lieu de faire collection de timbres, il n’aurait pas été riche. Peut-être même qu’il n’aurait pas été roi.
Il avait bien raison, Rufus, mais comme la cloche a sonné pour entrer en classe, on n’a pas pu continuer à faire des philatélies.
A la récré, on s’est tous mis à faire des échanges.
— Qui veut mon timbre ? a demandé Alceste.
— Tu as un timbre qui me manque, a dit Rufus à Clotaire, je te le change.
— D’accord, a dit Clotaire. Je te change mon timbre contre deux timbres.
— Et pourquoi je te donnerais deux timbres pour ton timbre, je vous prie ? a demandé Rufus. Pour un timbre, je donne un timbre.
— Moi, je changerais bien mon timbre contre un timbre, a dit Alceste.
Et puis le Bouillon s’est approché de nous. Le Bouillon, c’est notre surveillant, et il se méfie quand il nous voit tous ensemble, et comme nous sommes toujours ensemble, parce qu’on est un chouette tas de copains, le Bouillon se méfie tout le temps.
— Regardez-moi bien dans les yeux, il nous a dit, le Bouillon. Qu’est-ce que vous manigancez encore, mauvaise graine ?
— Rien m’sieur, a dit Clotaire. On fait des philatélies, alors on échange des timbres. Un timbre contre deux timbres, des trucs comme ça, pour faire des chouettes collections.
— De la philatélie ? a dit le Bouillon. Mais c’est très bien, ça ! Très bien ! Très instructif, surtout en ce qui concerne l’histoire et la géographie ! Et puis, une bonne collection, ça peut arriver à valoir cher...
Il y a eu un roi, je ne sais plus au juste de quel pays, et je ne me souviens pas de son nom, qui avait une collection qui valait une fortune !... Alors, faites vos échanges, mais soyez sages.
Le Bouillon est parti et Clotaire a tendu sa main avec le timbre dedans vers Rufus.
— Alors, c’est d’accord ? a demandé Clotaire.
— Non, a répondu Rufus.
— Moi, c’est d’accord, a dit Alceste.
Et puis Eudes s’est approché de Clotaire, et hop ! il lui a pris le timbre.
— Moi aussi, je vais commencer une collection ! a crié Eudes en rigolant.
Et il s’est mis à courir. Clotaire, lui, il ne rigolait pas, et il courait après Eudes en lui criant de lui rendre son timbre, espèce de voleur. Alors Eudes, sans s’arrêter, il a léché le timbre et il se l’est collé sur le front.
— Hé, les gars ! a crié Eudes. Regardez ! Je suis une lettre ! Je suis une lettre par avion !
Et Eudes a ouvert les bras et il s’est mis à courir en faisant : « Vraom vraom », mais Clotaire a réussi à lui faire un croche-pied, et Eudes est tombé, et ils ont commencé à se battre drôlement, et le Bouillon est revenu en courant.
— Oh ! je savais bien que je ne pouvais pas vous faire confiance, a dit le Bouillon ; vous êtes incapables de vous distraire intelligemment ! Allez vous deux, marchez au piquet... Et puis vous, Eudes, vous allez me faire le plaisir de décoller ce timbre ridicule que vous avez sur le front !
— Oui, mais dites-lui de faire attention de ne pas déchirer les dents, a dit Rufus. C’est un de ceux qui me manquent.
Et le Bouillon l’a envoyé au piquet avec Clotaire et Eudes.
Comme collectionneurs, il ne restait plus que Geoffroy, Alceste et moi.
— Hé, les gars ! Vous voulez pas mon timbre ? a demandé Alceste.
— Je te change tes trois timbres contre mon timbre, m’a dit Geoffroy.
— T’es pas un peu fou ? je lui ai demandé. Si tu veux mes trois timbres, donne-moi trois timbres, sans blague ! Pour un timbre je te donne un timbre.
— Moi, je veux bien changer mon timbre contre un timbre, a dit Alceste.
— Mais ça m’avance à quoi ? m’a dit Geoffroy. Ce sont les mêmes timbres !
— Alors, vous n’en voulez pas, de mon timbre ? a demandé Alceste.
— Moi, je suis d’accord pour te donner mes trois timbres, j’ai dit à Geoffroy, si tu me les échanges contre quelque chose de chouette.
— D’accord ! a dit Geoffroy.
— Eh bien, puisque personne n’en veut, de mon timbre, voila ce que j’en fais ! a crié Alceste, et il a déchiré sa collection.
Quand je suis arrivé à la maison, content comme tout, Papa m’a demandé :
— Alors, jeune philatéliste ça marche, cette collection ?
— Drôlement, je lui ai dit.
Et je lui ai montré les deux billes que m’avait données Geoffroy.
Maixent, le magicien